En application des dispositions de l’article L. 111-3 du code des juridictions financières, la Cour des comptes a examiné, à la veille de la mise en œuvre du Pacte de responsabilité et de solidarité, les conditions de pilotage et de suivi des allègements généraux de cotisations sociales patronales sur les bas salaires, dans le cadre de la politique de l’emploi et dans leur configuration issue de la réforme entrée en vigueur en 2003.

À l’issue de son contrôle, la Cour m’a demandé, en application des dispositions de l’article R. 143-1 du même code, d’appeler votre attention sur les observations suivantes.

Les allègements généraux de cotisations sociales patronales ont bénéficié en 2013 à 1,49 million d’employeurs et ont concerné 10,65 millions de salariés, pour un coût total de 20,64 Md€. Ce dispositif constitue, depuis le début des années 2000, la plus importante « niche sociale ». Conçu au début des années 1990 pour favoriser l’emploi des personnes peu qualifiées, il a vu ses objectifs élargis en 2003 dans le sens d’une politique plus générale de réduction du coût de travail. Il prend aujourd’hui la forme d’une réduction dégressive décomptée directement par les employeurs sur les cotisations sociales patronales appliquées aux salaires allant jusqu’à 1,6 SMIC1, ce qui allège le coût réel du salaire minimum d’environ 18 % par rapport à son coût nominal.

Alors que se développe une nouvelle étape de la politique de réduction du coût de travail, il apparaît indispensable que le pilotage, le suivi et l’évaluation de ces allègements permettent d’en appréhender plus précisément tous les effets en termes d’emplois, de salaires et de réallocations entre secteurs et branches professionnelles. L’enquête de la Cour montre, à cet égard, que des marges de progression existent sur ces plans.

I - En matière de pilotage et de suivi, la Cour a constaté, tout d’abord, que les documents annexés chaque année au projet de loi de financement de la sécurité sociale étaient perfectibles. Ceux-ci ne comportent pas d’analyse précise des données rétrospectives, et les prévisions apparaissent succinctes en ce qui concerne le nombre d’employeurs et de salariés bénéficiaires et le coût de la mesure. De surcroît, ces prévisions ne reposent pas sur une estimation suffisamment solide des effets des dispositions applicables ou de la conjoncture macroéconomique.

Par ailleurs, s’il existe en matière d’évaluation un large consensus administratif et académique pour estimer que les allègements de cotisations sociales ont un effet favorable sur l’emploi, la connaissance précise de leurs effets micro- et macroéconomiques reste lacunaire, en raison des limites méthodologiques des modèles utilisés et de l’absence d’actualisation des évaluations. Les administrations, en effet, ne peuvent s’appuyer que sur trois études réalisées en 2009 par des laboratoires spécialisés : quelle que soit leur qualité, la Cour estime que ces évaluations, dont les données de base s’arrêtent à l’année 2005, sont insuffisantes pour étayer aujourd’hui l’efficacité d’un dispositif d’une telle ampleur.

Une actualisation et un approfondissement de ces évaluations sont d’autant plus indispensables que ces études avaient alors conclu que l’effet sur l’emploi de la réforme des allègements de cotisations sociales mise en œuvre en 2003  était limité : elles indiquaient que ce dispositif avait, certes, compensé la hausse du salaire horaire liée à l’alignement vers le haut des différents SMIC au cours de la période 1998-2002, mais n’avait entraîné une nouvelle baisse du coût du travail que pour la moitié au plus des salariés entrant dans le champ de la mesure.

Par ailleurs, le tassement de l’échelle des rémunérations autour du SMIC, observé au cours des années 2000, suggère que le phénomène de « trappe à bas salaires », prévu par la théorie économique, se manifeste pour partie : une évaluation plus précise de cet effet et de son lien éventuel avec les allègements généraux de cotisations sociales serait donc également indispensable.

Enfin, ainsi que les administrations interrogées l’ont confirmé à la Cour lors de la phase contradictoire, l’efficacité des allègements de cotisations sociales dépend fortement des « effets de bouclage macroéconomique », c’est-à-dire de l’impact des modalités de financement de ces mesures sur les réallocations d’emplois entre secteurs professionnels. Or ces effets ne sont pas pris en compte par les évaluations disponibles, alors même qu’ils devraient permettre aux administrations d’apprécier précisément les conséquences de la politique de baisse du coût du travail sur l’évolution du tissu productif national.

Ces observations conduisent la Cour à recommander que soit très sensiblement améliorée l’information communiquée dans ce domaine aux parlementaires et aux citoyens dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale et que soient diligentées de nouvelles évaluations de la politique de baisse des cotisations sociales, afin de mieux en connaître les mécanismes et les effets.

Plus généralement, l’évaluation de la « réduction Fillon », que recommande ainsi la Cour, celle du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), qui est déjà prévue par les textes, et celle qui ne manquera pas de jalonner la mise en œuvre du Pacte de responsabilité et de solidarité devraient être mises en œuvre simultanément, par exemple sous l’égide du Comité de suivi du CICE. Si l’impact de la juxtaposition de ces mesures sur le coût réel du travail ne paraît, en effet, pas marqué par des discontinuités majeures, selon le niveau des salaires concernés, ou par des effets de seuils trop pénalisants, leur coexistence aboutit à un système qui apparaît complexe et qui justifie une évaluation groupée de ces différents dispositifs.

II - Le Pacte de responsabilité et de solidarité proposé par le Gouvernement dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015 prévoit d’augmenter le niveau des allègements généraux de cotisations par la mise en œuvre du principe « zéro charges au niveau du SMIC ». Ce dispositif conserve toutefois deux taux de réduction applicables respectivement aux entreprises de plus de 20 et moins de 20 salariés. Il laisse coexister les allègements généraux et le CICE, qui partagent les mêmes objectifs de réduction du coût du travail, mais qui empruntent une forme dégressive pour l’un, proportionnelle pour l’autre, avec des points de sortie différents à 1,6 SMIC pour le premier et à 2,5 SMIC pour le second. La loi de financement de la sécurité sociale pour 2015 a enfin conservé, à côté des dispositifs globaux que sont la « réduction Fillon » et le CICE, 71 mesures dérogatoires d’exonération ou de réduction de cotisations sociales ayant le salaire brut pour assiette.

La simplification et la rationalisation de l’ensemble de ces dispositifs superposés apparaît dorénavant souhaitable.

III - Grâce à ces dispositifs, le coût réel du travail, au niveau des bas salaires, est désormais très éloigné du niveau nominal qui résulterait de l’application du barème des cotisations officiellement en vigueur. Cette situation soulève une question de cohérence : si la politique de baisse du coût du travail engagée depuis plus de 20 ans s’incarne dans des dispositifs durables, il peut sembler paradoxal qu’elle s’exprime par la voie de réductions ou de mesures dérogatoires plutôt que par l’adoption d’un barème reflétant le niveau réel des prélèvements obligatoires assis sur la masse salariale.

Si, à l’issue de la nouvelle série d’évaluations recommandée par la Cour, l’efficacité et l’efficience des allègements généraux de cotisations sociales patronales étaient démontrées, et si le Gouvernement confirmait sa stratégie de baisse du coût du travail au niveau du SMIC, il serait dès lors légitime d’envisager une intégration des allègements dans le barème nominal des cotisations.

Au regard de ces observations, la Cour des comptes formule deux recommandations :

- Recommandation n° 1 : compléter l’annexe 5 du projet de loi de financement de la sécurité sociale par une analyse rétrospective du coût des allègements généraux de cotisations sociales et mieux étayer la prévision de coût pour l’année à venir au regard des dispositions applicables et des paramètres macroéconomiques ;

- Recommandation n° 2 : procéder à une évaluation des effets des allègements généraux de cotisations sociales sur les années 2006-2014, simultanément avec celle du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, en en confiant, par exemple, le pilotage au Comité de suivi du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).

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Je vous serais obligé de me faire connaître, dans le délai de deux mois prévu à l’article L. 143-5 du code des juridictions financières, la réponse que vous aurez donnée à la présente communication2.

Je vous rappelle qu’en application des dispositions du même code :

- deux mois après son envoi, le présent référé sera transmis aux commissions des finances, et, dans leur domaine de compétence, aux autres commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Il sera accompagné de votre réponse si elle est parvenue à la Cour dans ce délai. À défaut, votre réponse leur sera transmise dès sa réception par la Cour (article L. 143-5) ;

- dans le respect des secrets protégés par la loi, la Cour pourra mettre en ligne sur son site internet le présent référé, accompagné de votre réponse (article L. 143-1) ;

- l’article L. 143-10-1 prévoit que, en tant que destinataire du présent référé, vous fournissiez à la Cour un compte rendu des suites données à ses observations, en vue de leur présentation dans son rapport public annuel. Ce compte rendu doit être adressé à la Cour, selon les modalités de la procédure de suivi annuel coordonné, convenue entre elle et votre administration.

Didier Migaud

1 SMIC : salaire minimum interprofessionnel de croissance.

2 La Cour vous remercie de lui faire parvenir votre réponse, sous votre signature personnelle exclusivement, sous forme dématérialisée (un fichier PDF comprenant la signature et un fichier Word) à l’adresse électronique suivante : greffepresidence@ccomptes.fr.