RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS,

LA COUR DE DISCIPLINE BUDGÉTAIRE, siégeant à la Cour des comptes en audience privée, a rendu l'arrêt suivant :

La Cour,

Vu la loi n° 48-1484 du 25 septembre 1948, complétée par les lois n° 55-1069 du 6 août 1955 et n° 56-1193 du 26 novembre 1956 tendant à sanctionner les fautes de gestion commises à l'égard de l'Etat, et de diverses collectivités et portant création d'une Cour de discipline budgétaire ;

Vu la décision en date du 29 janvier 1958 par laquelle la Cour des comptes a saisi la Cour de discipline budgétaire d'irrégularités relevées à l'occasion de l'examen de la comptabilité administrative du secrétariat d'État aux forces armées (Terre) ;

Vu le réquisitoire du Procureur général de la République en date du 10 février 1958 tendant à la transmission du dossier à la Cour de discipline budgétaire ;

Vu la décision du Président de la Cour de discipline budgétaire du 14 février 1958 désignant comme rapporteur M. THERRE, conseiller référendaire à la Cour des comptes ;

Vu les accusés de réception des lettres recommandées adressées respectivement les 21 et 25 mars 1958 aux ingénieurs généraux POMMERET et BERENGER les informant de l'ouverture d'une instruction et les avisant qu'ils étaient autorisés à se faire assister soit par un mandataire, soit par un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation ;

Vu l'avis émis le 7 mai 1958 par le secrétaire d'État aux forces armées (Terre) ;

Vu l'avis émis le 26 juin 1958 par le ministre des finances ;

Vu les conclusions du Procureur général de la République en date du 24 juillet 1958 renvoyant les ingénieurs généraux POMMERET et BERENGER devant la Cour de discipline budgétaire ;

Vu les accusés de réception des lettres recommandées adressées le 2 octobre 1958 aux ingénieurs généraux POMMERET et BERENGER les avisant qu'ils pouvaient dans un délai de quinze jours prendre connaissance du dossier de l'affaire, soit par eux-mêmes, soit par un mandataire, soit par un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation ;

Vu le mémoire présenté par l'ingénieur général POMMERET ;

Vu la lettre de l'ingénieur général BERENGER du 12 novembre 1958 ;

Vu les accusés de réception des lettres recommandées adressées le 29 janvier 1959 aux ingénieurs généraux POMMERET et BERENGER et les invitant à comparaître ;

Vu les autres pièces du dossier et, notamment, les procès-verbaux d'interrogatoire ;

Ouï M. THERRE, conseiller référendaire à la Cour des comptes, en son rapport ;

Ouï le Procureur général de la République en ses conclusions ;

Ouï les prévenus en leurs explications ;

Ouï le Procureur général de la République en ses réquisitions ;

Ouï les observations des ingénieurs généraux POMMERET et BERENGER qui ont eu la parole les derniers ;

Considérant qu'au cours de la période allant de février 1954 à octobre 1956 plusieurs établissements dépendant de la direction centrale du matériel ont conclu, avec diverses entreprises, un certain nombre de marchés, soit, pour l'établissement de réserve générale de munitions d'Aubigné-Racan, les avenants 2 à 13 à un marché n° 3 du 24 juin 1953, pour l'établissement de réserve générale de munitions de Chemilly-sur-Yonne, les avenants 2 à 7 à un marché n° 15 du 1er décembre 1953, pour l'établissement de réserve générale de munitions de Vincennes, un marché n° 33 du 24 juin 1954 et 5 avenants, pour l'établissement de réserve générale de munitions de Miramas, un marché n° 10 du 23 juin 1954 et 3 avenants, pour l'établissement régional du matériel de Metz un marché n°33 du 19 juillet 1956, pour l'établissement régional du matériel de Toul un marché n° 21 du 4 septembre 1956 ;

Que ces marchés, dont l'objet était tant le désobusage avec nivellement de terrains militaires que la réfection ou la construction de merlons, fossés et armatures de hangars, n'ont, pour la plupart, donné lieu à aucun règlement financier, la rémunération des entrepreneurs étant assurée, pour la quasi-totalité, par l'abandon à ceux-ci du métal provenant de fusées, douilles et étuis déclassés, entreposés dans divers établissements du service, et dont la neutralisation était par ailleurs une obligation stipulée aux contrats ;

Qu'au titre des seuls marchés et avenants d'Aubigné-Racan, Chemilly-sur-Yonne, Vincennes et Miramas conclus entre février 1954 et octobre 1956, les travaux et aménagements immobiliers exécutés par les entrepreneurs ont atteint, selon la commune évaluation des parties, une valeur de 580 035 529 Fr, sur laquelle 10 078 400 Fr seulement ont été versés en deniers aux entrepreneurs, le surplus étant représenté par l'abandon des produits de récupération, et notamment du laiton, de 300 tonnes de fusées, 1407 tonnes d'étuis et 2514 tonnes de douilles à neutraliser ;

Considérant qu'il n'est pas contesté, et qu'il résulte au surplus explicitement de nombreux rapports de présentation des marchés en cause que le service a entendu établir une compensation entre les prestations et travaux des entrepreneurs et les matières remises à ceux-ci, en vue d'éviter toute dépense budgétaire ;

Qu'ainsi la direction centrale du matériel a accru, de façon occulte, et pour une somme d'environ 600 millions, le montant des crédits mis à sa disposition, en infraction au principe posé par l'article 3 de l'ordonnance du 14 septembre 1822, rappelé par l'article 43 du décret du 31 mai 1862 et par les lois de finances, et en violation des règles concernant tant le paiement des dépenses publiques que l'aliénation des biens mobiliers de l'État aux termes du décret-loi du 28 février 1940 et du décret du 22 décembre 1952 ;

Considérant, en ce qui concerne l'application des règles touchant l'approbation et le contrôle préalable des marchés, qu'il y a lieu de se référer non pas au seul montant des soultes en argent prévues mais à la valeur totale des travaux, telle qu'elle a été estimée par les services de la direction du matériel préalablement à la conclusion des contrats, soit 298 108 000 Fr pour le marché d'Aubigné-Racan, 65 799 000 Fr pour le marché de Chemilly-sur-Yonne, 238 471 000 Fr pour le marché de Vincennes, 27 960 000 Fr pour le marché de Miramas, et, approximativement, 51 500 000 Fr pour le marché de Metz et 44 700 000 Fr pour le marché de Toul ;

Que, dès lors, par application des dispositions tant des articles 58 et 59 de l'instruction Guerre du 12 février 1954 et de l'instruction Guerre et Finances du 21 décembre 1948 sur l'approbation des marchés que des décrets des 19 mars 1955 et 30 mars 1956 sur la commission consultative centrale des marchés, les modalités d'approbation des contrats en cause auraient dû être les suivantes :

1) - par le directeur central du matériel avec accord de la direction du contrôle, ou, à défaut de cet accord, par le secrétaire d'État, avec dans tous les cas le visa du contrôleur financier ;

les avenants 2 à 10 au marché d'Aubigné-Racan,

les avenants 1 à 7 au marché de Chemilly-sur-Yonne,

les avenants 1 à 5 au marché de Vincennes,

le marché de Metz ;

2) - par le secrétaire d'État, après visa du contrôleur financier :

les avenants 11 à 13 au marché d'Aubigné-Racan ;

3) - après avis de la commission consultative des marchés, en raison de leur date :

les avenants 12 et 13 au marché d'Aubigné-Racan et le marché de Metz ;

Considérant qu'en fait tous les marchés en cause ont été approuvés par les directeurs régionaux sur instructions expresses de la direction centrale ; qu'en aucun cas ni la direction du contrôle, ni le contrôleur financier, ni la commission consultative des marchés ne sont intervenus ;

Qu'il résulte de ce qui précède que se trouvent réunies les conditions d'application des articles 1 et 5 de la loi du 25 septembre 1948, ainsi que, du chef des modalités d'approbation des avenants 11 à 13 au marché d'Aubigné-Racan, les conditions d'application des l'article 4 de la dite loi ;

Considérant, en ce qui concerne la valeur attribuée aux matières abandonnées aux entrepreneurs, que l'intention commune des parties a été d'adopter, comme base d'évaluation et de discussion, les cours des vieux métaux, rubriques laiton, publiés hebdomadairement par le journal l'Usine nouvelle ; que cette référence n'est pas, en elle-même, sujette à critique ; que toutefois, notamment lorsqu'il s'agissait de douilles et étuis, il n'a pas été fait application de majorations de prix pour grosses et très grosses quantités, explicitement prévues et pouvant atteindre 20%, alors que les lots livrés se chiffraient le plus souvent par dizaines de tonnes ;

Que les explications fournies pour justifier la non-application des majorations, tirées des charges supportées par les preneurs du fait de l'exécution, pour eux contractuellement obligatoire, des opérations de grillage et neutralisation et de la perte de poids consécutive, ne peuvent être par elles-mêmes conciliées avec le fait, expressément établi par le texte des mercuriales et les témoignages recueillis, que les cours de l'Usine nouvelle s'entendent d'étuis non grillés et de douilles non neutralisées ;

Qu'au demeurant, malgré les recherches poursuivies, il n'a pu être recueilli, en dehors des seules affirmations du colonel, chef des services administratifs de la direction centrale du matériel, aucun témoignage ni aucun document permettant d'étayer la supposition selon laquelle, à un moment quelconque au cours de la période couverte par les contrats en cause, le problème d'une compensation entre les majorations pour grosses quantités et d'éventuelles charges non envisagées par les cours de référence ait été discuté ou seulement évoqué, soit entre les entrepreneurs et les services contractants, soit à l'intérieur de la direction centrale du matériel ;

Qu'au contraire figurent au dossier la mention de divers témoignages - notamment ceux des directeurs des établissements locaux intéressés recueillis par le contrôleur général HERVIEU - et divers documents dont l'existence n'est pas conciliable avec la réalité d'une telle discussion ;

Qu'au surplus les calculs tentés pour justifier a posteriori les évaluations retenues, par les recours aux données du bulletin d'information du service central des marchés de la direction des études et fabrications d'armement, n'ont pu parvenir à établir le bien fondé des dites évaluations ;

Que dès lors, s'il ne paraît pas établi que les procédures adoptées aient eu pour effet de procurer aux entrepreneurs un bénéfice double du bénéfice normal, et par suite de donner lieu aux sanctions prévues par l'article 6 de la loi du 25 septembre 1948, il n'en demeure pas moins que ces procédures, dont tous les éléments ont concouru à une sous évaluation constante des matières livrées, constituent une faute de gestion, ou tout au moins une circonstance lourdement aggravante des infractions déjà relevées au titre de l'article 5 de la dite loi ;

Considérant que les autorisations ou ordres de passer ou d'approuver les marchés et avenants en cause ont été donnés soit par l'ingénieur général POMMERET directeur central du matériel - pour les avenants 2, 5, 7, 10 et 12 au marché d'Aubigné-Racan, le marché de Vincennes et son avenant 2, le marché de Miramas et ses avenants 1 et 3, le marché de Metz - soit par l'ingénieur général BERENGER, directeur adjoint - pour les avenants 4, 6, 8, 9, 11 et 13 au marché d'Aubigné-Racan, les avenants 2 à 7 au marché de Chemilly-sur-Yonne, les avenants 1, 3, 4 et 5 au marché de Vincennes, le marché de Toul ; Qu'en aucun cas les opérations n'ont été couvertes par un ordre écrit du secrétaire d'État à la guerre, donné à la suite d'un rapport particulier ; que les ingénieurs généraux POMMERET et BERENGER ont dès lors commis les infractions prévues par les articles 1, 4 et 5 de la loi du 25 septembre 1948 et sont passibles des sanctions édictées par ces textes ;

Considérant que l'ingénieur général POMMERET, lorsqu'il a décidé de recourir à des marchés de compensation irréguliers, n'en a pas ignoré le caractère ; qu'il n'est néanmoins pas contesté que sa décision, eu égard aux responsabilités et aux charges lui incombant, a été entièrement dictée par la prise en considération des exigences de son service, qu'il a pu, dans les circonstances de l'époque, tenir pour impérieuses ;

Considérant d'autre part qu'il est établi par l'instruction que les questions afférentes aux prix auxquels étaient conclus les marchés, et tout particulièrement les conditions d'évaluation du laiton abandonné aux entrepreneurs, ont été en fait réglées sous la seule autorité du colonel, chef des services administratifs de la direction centrale du matériel ; que ce dernier en soumettant à la signature de son directeur les décisions successives ordonnant ou autorisant l'approbation des marchés en cause, ne l'a, à aucun moment, ni averti des éventuelles difficultés ou contestations auxquelles pouvaient donner lieu les méthodes adoptées, ni même éclairé sur ce qu'étaient ces méthodes ;

Considérant que ces diverses circonstances, même associées à l'utilité que le service a retiré des marchés en cause, n'ont sans doute pas pour effet de faire disparaître les infractions graves, nombreuses et prolongées relevées à l'encontre du directeur du matériel, ni de diminuer le préjudice subi de ce fait par l'État ; qu'elles n'en doivent pas moins être largement retenues ;

Considérant que ces mêmes circonstances doivent être retenues au bénéfice de l'ingénieur général BERENGER qui a été mis moins encore que l'ingénieur général POMMERET à même de connaître la portée réelle des marchés approuvés sur son ordre ;

Qu'il convient de plus de relever que l'ingénieur général BERENGER a agi conformément aux intentions certaines et non contestées de l'ingénieur général POMMERET ; que si cette circonstance n'est pas de nature par elle seule à supprimer sa responsabilité lorsqu'il agissait comme directeur par intérim, il n'en est pas moins équitable d'en tenir compte ;

Qu'il résulte de ce qui précède qu'il sera fait une exacte appréciation de l'ensemble des circonstances de l'affaire en infligeant à l'ingénieur général POMMERET une amende de cent mille francs et à l'ingénieur général BERENGER une amende de quinze mille francs.

Fait et jugé en la Cour de discipline budgétaire.

Présents : M. LEONARD, Premier président de la Cour des comptes, Président, M. BRASART, président de section au Conseil d'État, vice-président, MM. René MARTIN et FARAT, conseillers d'État, M. CHARMEIL conseiller maître, membres de la Cour de discipline budgétaire, M. THERRE, conseiller référendaire à la Cour des comptes, rapporteur.

Le dix-sept février mil neuf cent cinquante neuf.

                                                    Le Président,                                      Le Greffier.