AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS,
LA COUR DE DISCIPLINE BUDGETAIRE ET FINANCIERE,
siégeant à la Cour des comptes, en audience publique, a rendu l'arrêt suivant :
LA COUR,
Vu le titre Ier du livre III du code des juridictions financières, relatif à la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu la lettre du 23 novembre 1993 du président de la deuxième chambre de la Cour des comptes transmise au Procureur général près la Cour des comptes, ministère public près la Cour de discipline budgétaire et financière, en application de l'article L. 314-1 du code des juridictions financières ;
Vu le réquisitoire en date du 10 janvier 1994 par lequel Mme le Procureur général a saisi la Cour, en application de l'article L. 314-3 du même code, de faits relatifs aux paiements effectués par une régie d'avances placée auprès de la direction du personnel et de l'administration générale du ministère des Affaires étrangères ;
Vu la décision du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière en date du 3 février 1994 désignant comme rapporteur M. Join-Lambert, conseiller maître à la Cour des comptes ;
Vu les lettres recommandées adressées par Mme le Procureur général le 21 mars 1994 mettant en cause M. Bernard Garcia, ancien directeur du personnel et des affaires générales du ministère des Affaires étrangères, M. Gérard Pardini, ancien chef de cabinet du ministre, M. Jacques Demorand, ancien chef adjoint de cabinet du ministre, M. Jean- Marie Martinel, ancien chef de la division des voyages officiels et des conférences internationales, et M. Séraphin Casasoprana, ancien chef du service intérieur et gestionnaire de l'Hôtel du ministre ; ensemble les accusés de réception de ces lettres ;
Vu la décision du 24 mai 1996 par laquelle Mme le Procureur général a fait connaître au président de la Cour de discipline budgétaire et financière qu'elle estimait, après communication du dossier de l'affaire le 20 mai 1996, qu'il y avait lieu de poursuivre la procédure ;
Vu les lettres adressées le 26 juin 1996 par le président de la Cour au ministre des Affaires étrangères et au ministre de l'Economie et des finances, en application de l'article L. 314-5 du code des juridictions financières ;
Vu les avis émis le 17 octobre 1996 par le ministre délégué au Budget et le 7 novembre 1996 par le ministre des Affaires étrangères ;
Vu la décision du 23 janvier 1997 du Procureur général renvoyant devant la Cour, en application de l'article L. 314-6 du code des juridictions financières, MM. Gérard Pardini, Jacques Demorand, Séraphin Casasoprana et Bernard Garcia, et disant qu'il n'y avait lieu de renvoyer M. Jean-Marie Martinel devant la Cour ;
Vu les avis émis le 13 mars 1997 par la commission administrative des secrétaires adjoints des Affaires étrangères et le 12 mars 1997 par la commission administrative paritaire des secrétaires administratifs d'administration centrale ;
Vu les lettres des 29 mai et 10 juin 1997 par lesquelles le secrétaire général de la Cour de discipline budgétaire et financière a avisé MM. Bernard Garcia, Gérard Pardini, Jacques Demorand et Séraphin Casasoprana qu'ils pouvaient prendre connaissance du dossier dans un délai de quinze jours, ensemble les accusés de réception de ces lettres ;
Vu les lettres recommandées du 30 juillet 1997 par lesquelles Mme le Procureur général a cité MM. Bernard Garcia, Gérard Pardini, Jacques Demorand et Séraphin Casasoprana à comparaître devant la Cour, leur précisant qu'ils avaient droit à ce que leur cause fût entendue publiquement ;
Vu les mémoires en défense transmis au greffe de la Cour le 8 juillet 1997 par M. Gérard Pardini, le 28 juillet par M. Bernard Garcia, le 4 août par M. Séraphin Casasoprana et le 18 août 1997 par M. Jacques Demorand, ensemble une attestation de Mme Bellini en date du 13 août 1997 adressée en complément du mémoire de M. Séraphin Casasoprana ;
Vu l'ensemble des pièces qui figurent au dossier, notamment les procès-verbaux d'audition de MM. Bernard Garcia, Gérard Pardini, Jacques Demorand et Séraphin Casasoprana, les procès-verbaux de témoignage de MM. Philippe Didier, contrôleur financier, Henri Baquiast, payeur général du Trésor, et Serge Boidevaix, ancien secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, et le rapport d'instruction de M. Join-Lambert ;
Entendu M. Join-Lambert en son rapport ;
Entendu en son témoignage M. François Scheer, ambassadeur de France, ancien secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, cité par M. Bernard Garcia ;
Entendu Mme le Procureur général en ses conclusions et réquisitions ;
Entendu en leurs explications et observations MM. Bernard Garcia, Gérard Pardini, Jacques Demorand et Séraphin Casasoprana, les intéressés ayant eu la parole en dernier ;
Sur la compétence de la Cour1 - Considérant que les personnes renvoyées devant la Cour appartenaient au cabinet d'un membre du gouvernement ou étaient fonctionnaires de l'Etat ; qu'elles sont en conséquence justiciables de la Cour en application de l'article L. 312-1-I du code des juridictions financières ;
Sur la régularité de la procédure
2 - Considérant que M. Garcia a fait valoir que, dans les procédures de la Cour des comptes antérieures au déféré des faits au Procureur général, son droit à une contradiction équitable n'aurait pas été respecté ; que la Cour de discipline budgétaire et financière n'est pas compétente pour apprécier la régularité des procédures devant la Cour des comptes ; qu'il n'est pas contesté que le droit des parties à une contradiction équitable a été normalement assuré dans la procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière ;
3 - Considérant que, si M. Garcia a invoqué la violation de l'article L. 314-8 du code des juridictions financières qui prévoit l'avis de la commission administrative paritaire ou de la formation qui en tient lieu, il résulte de l'instruction qu'il n'existait au ministère des Affaires étrangères ni commission administrative paritaire compétente pour les ministres plénipotentiaires ni aucune formation en tenant lieu ; qu'en toute hypothèse, en l'absence de réponse la Cour de discipline budgétaire et financière peut valablement statuer sans méconnaître l'article L. 314-8 ;
4 - Considérant qu'en réponse aux lettres du Procureur général en date du 30 juillet 1997 leur faisant savoir qu'ils avaient droit à ce que leur cause fût entendue publiquement, M. Garcia a indiqué par lettre enregistrée au greffe de la Cour le 24 septembre 1997 qu'il entendait user de cette faculté ; que, si MM. Pardini et Demorand ont indiqué par lettres du 27 septembre 1997 et du 29 septembre 1997 qu'ils ne souhaitaient pas, en ce qui les concernaient, que l'audience eût un caractère public, le principe de la publicité de l'audience doit l'emporter, alors même qu'une seule des personnes renvoyées devant la juridiction en fait la demande ;
Sur les irrégularités
5 - Considérant que l'instruction a permis de constater que des dépenses imputées sur les crédits de réception du ministère des Affaires étrangères ont été payées par une régie d'avances placée auprès de la direction du personnel et de l'administration générale, sans être appuyées par d'autres pièces justificatives que des certificats administratifs ;
6 - Considérant que cette procédure de paiement de frais de réception sur simples certificats administratifs trouvait son origine dans une lettre datée du 16 octobre 1947, qui avait été adressée par le directeur de cabinet du ministre des Finances au ministre des Affaires étrangères en réponse à une demande de dérogation à la réglementation générale des frais de réception supportés par l'Etat ; que le ministre des Finances, par cette lettre, admettait que les dépenses organisées pour "les lunchs, déjeuners, dîners et réceptions offerts à des personnalités officielles dans les salons du quai d'Orsay sans l'intervention de traiteurs", et pour lesquelles les services du ministère ne pouvaient rapporter de factures régulières, pussent être justifiées, pour le paiement de dépenses inférieures à 200 000 anciens francs par réception, par un certificat administratif signé par le directeur du cabinet et le directeur du personnel et de la comptabilité ; qu'une telle procédure dérogatoire était en revanche refusée pour les dépenses effectuées pour les voyages de personnalités officielles ;
7 - Considérant qu'une régie d'avances a été créée à la direction du personnel et de l'administration générale du ministère par un arrêté du 4 septembre 1967 des ministres des Affaires étrangères et de l'Economie et des finances, abrogé par un arrêté du 29 septembre 1986, lui-même modifié notamment le 3 novembre 1989 et le 4 février 1992 ; que, selon l'article 2 de l'arrêté du 29 septembre 1986, pouvaient être payés par cette régie les frais engagés par les réceptions données au ministère des Affaires étrangères sans intervention de restaurateurs ou de traiteurs, dans la limite de 30 000 F par réception, cette limite étant portée à 50 000 F pour les réceptions liées au séjour des hautes personnalités étrangères et de leur suite dans les appartements ou résidences mis à leur disposition ; que ces limites sont passées respectivement à 80 000 F et à 100 000 F le 4 février 1992 ;
8 - Considérant que, sur ce fondement, des sommes importantes ont été extraites en espèces de la régie d'avances, pour être utilisées par le gestionnaire de l'Hôtel du ministre ;
9 - Considérant que ces paiements n'étaient justifiés que par des certificats administratifs comportant :
- une attestation datée et signée du chef de cabinet du ministre, selon laquelle il avait été dépensé dans le cadre d'une réception officielle précisée par le certificat une somme portée sur ce document, et selon laquelle le signataire, après avoir entendu le régisseur comptable, estimait que cette dépense était justifiée, ce qui équivalait à une certification du service fait,
- une mention, signée par le directeur du personnel et de l'administration générale par délégation du ministre, selon laquelle le régisseur d'avances était autorisé à porter en dépense le montant en cause, l'ordonnateur certifiant que la dépense était imputable sur les crédits budgétaires ouverts au titre des réceptions de personnalités étrangères et le comptable étant dispensé de produire les factures s'y rapportant, en application de la lettre du 16 octobre 1947,
- une admission en liquidation de la somme par le chef de la division des voyages officiels et des conférences internationales,
- une mention "payé" apposée par le régisseur d'avances ;
10 - Considérant que l'instruction menée par la Cour des comptes a permis d'établir que les dépenses payées par la régie d'avances au vu de tels certificats administratifs ont atteint :
9,0 millions de francs en 1984
10,8 millions de francs en 1985
11,1 millions de francs en 1986
10,3 millions de francs en 1987
11,6 millions de francs en 1988
13,9 millions de francs en 1989
18,3 millions de francs en 1990
12,3 millions de francs en 1991
3,9 millions de francs en 1992
11 - Considérant que ces dépenses ont été imputées sur les chapitres 34-03, article 10, "Frais de réceptions exceptionnelles en France", et 34-04, article 10, "Frais de réceptions courantes - dépenses diverses", ainsi que sur le chapitre 34-98, "Matériel et fonctionnement courant", du budget du ministère des Affaires étrangères ;
12 - Considérant que les sommes versées en espèces par la régie d'avances étaient, soit utilisées directement, soit déposées sur un compte bancaire ouvert en 1981 au nom du gestionnaire de l'Hôtel du ministre ; qu'ainsi, pour les exercices 1989 à 1991, les paiements effectués à partir de ce compte bancaire, sous forme de règlements en espèces ou par chèques, ont représenté au total 17,4 millions de francs ;
13 - Considérant qu'en raison de la destruction des pièces justificatives relatives à ces dépenses, l'utilisation des sommes extraites de la régie d'avances reste en partie non précisée ;
14 - Considérant que certains de ces paiements concernaient des dépenses de personnel prenant la forme de rémunérations de personnels permanents ou d'"extras" et de compléments versés aux agents du ministère ; que M. Garcia a ainsi indiqué qu'avaient fait partie de ces dépenses des paiements en espèces d'heures supplémentaires à des chauffeurs et à d'autres membres du cabinet du ministre ou du secrétariat général du ministère ; que le chef de la division des voyages officiels et des conférences internationales a reconnu que, de même que ses collaborateurs, il recevait des gratifications en espèces, pour lesquelles il signait des reçus donnant décharge à une personne dont il a affirmé ne pas se souvenir ; que M. Casasoprana a également fait mention, pour expliquer les versements de fonds en espèces qu'il effectuait sur un de ses comptes bancaires personnels, de paiements d'heures supplémentaires ; que les dépenses de personnel payées par la régie d'avances ont au total été évaluées par la direction du Budget à 10,3 millions de francs en 1989, 9,9 millions de francs en 1990 et 7,4 millions de francs en 1991.
15 - Considérant que les dépenses autres que de personnel qui ont été payées par la régie peuvent, par différence avec ces montants évalués par la direction du budget, être estimées à 3,6 millions de francs en 1989, 8,4 millions de francs en 1990, 4,9 millions de francs en 1991 et 3,9 millions de francs en 1992 ; que ces dépenses ont été réglées en espèces ou par chèques tirés sur le compte bancaire, sans que leur objet puisse être systématiquement précisé ;
16 - Considérant que le ministre des Affaires étrangères a indiqué le 11 mars 1993 à la Cour des comptes que les fonds extraits de la régie servaient, outre les rémunérations (salaires et heures supplémentaires) de personnels affectés à l'Hôtel du Ministre et le paiement du personnel "extra" nécessaire aux réceptions, à acheter des fournitures nécessaires aux réceptions ; que M. Casasoprana a évoqué, pour sa part, le paiement de frais de blanchissage, des dépenses de voitures d'appoint exceptionnelles, la prise en charge de réunions préparatoires, "l'environnement complexe des chefs d'Etat ou futurs chefs d'Etat", ainsi que les distractions de leur entourage ;
17 - Considérant que les relevés du compte bancaire géré par M. Casasoprana ont fait apparaître en particulier des versements de plus d'un million de francs en 1989 et 1990 à un fleuriste et à un imprimeur, ce dernier fournissant, selon ce gestionnaire, l'essentiel des menus et programmes des visites d'Etat ; que l'excuse de l'urgence invoquée pour justifier l'utilisation de la procédure des certificats administratifs est en conséquence difficilement admissible pour des dépenses de cette nature et des montants aussi importants ; que l'impossibilité pour ces entreprises de fournir des factures régulières ne saurait en outre être alléguée ;
18 - Considérant que l'instruction a également fait apparaître l'existence de huit certificats administratifs établis à l'occasion de la visite en France de la reine des Pays-Bas du 4 au 6 mars 1991, et indiquant tous des montants très proches de 50 000 F, maximum autorisé par la procédure de la régie ; que ces certificats signés par M. Demorand faisaient mention de huit cocktails, déjeuners et dîners donnés en l'honneur de la Reine, alors que celle-ci, d'après le programme officiel de la visite, n'était pas encore arrivée pour le déjeuner du 4 mars et était déjà partie avant le dîner du 6 mars ; que M. Casasoprana a admis que certains repas ou réceptions ont pu ne pas être à proprement parler donnés "en l'honneur de la Reine", contrairement à l'expression utilisée dans les certificats, mais concerner les délégations accompagnatrices ; que le ministre, M. Roland Dumas, ainsi que M. Daniel Jouanneau, chef du protocole, ont également fait état, dans leurs témoignages écrits, de telles réunions préparatoires ou parallèles, sans que cependant des éléments relatifs à leur tenue aient été produits à la Cour ; que M. Demorand, lors de l'audience, a reconnu ne pas avoir demandé au service du protocole, lors de l'établissement des certificats, le détail des participants à ces réceptions ;
19 - Considérant que, de façon générale, il est clair, au vu des montants des certificats très souvent proches du plafond autorisé pour le fonctionnement de la régie, que le cabinet du ministre procédait par évaluations forfaitaires ; qu'il est manifeste que les dépenses portées sur les certificats administratifs pouvaient ne pas correspondre de façon précise à la somme des coûts exacts supportés pour des prestations d'un niveau nécessairement varié ;
20 - Considérant que le dispositif institué par la lettre du 16 octobre 1947 était irrégulier dès l'origine, en ce qu'il dérogeait à la réglementation générale relative à la justification des dépenses de l'Etat ; que la note du 19 juillet 1991 adressée par le ministre du Budget au contrôleur financier du ministère des Affaires étrangères, qui a maintenu ce dispositif dérogatoire, était contraire au règlement général sur la comptabilité publique du 29 décembre 1962 ; que cependant, bien qu'irrégulier, le dispositif de 1947 modifié s'imposait aux agents du ministère des Affaires étrangères comme à ceux du ministère du Budget ; que son caractère dérogatoire aurait dû obliger au strict respect de ses dispositions, et non conduire à déborder son champ d'application ;
21 - Considérant, en premier lieu, que constituent des infractions aux règles d'exécution des dépenses de l'Etat le fait :
- d'avoir rémunéré par l'intermédiaire de la régie du personnel permanent alors que l'intitulé des chapitres d'imputation des sommes en cause excluait cette possibilité,
- d'avoir payé des dépenses qui étaient ou pouvaient être justifiées par des factures, alors que le dispositif de 1947 ne visait que des dépenses pour lesquelles les services du ministère ne pouvaient rapporter de factures régulières,
- et enfin d'avoir payé en espèces des sommes supérieures aux montants fixés en application du décret du 4 février 1965 modifié relatif aux modes et procédures de règlement des dépenses des organismes publics ;
Que ces faits tombent sous le coup des sanctions prévues à l'article L. 313-4 du code des juridictions financières ;
22 - Considérant en deuxième lieu, que la destruction systématique et rapide des pièces et documents établis par les fournisseurs et par les services administratifs, autres que les certificats administratifs, qui auraient été susceptibles de justifier les paiements effectués par la régie d'avances, ont eu pour effet d'empêcher tout contrôle véritable de la dépense publique par quelque autorité que ce soit ; que, si le dispositif dérogatoire de 1947 permettait de ne pas appuyer les certificats de pièces justificatives au moment du retrait de fonds de la régie, il ne dispensait nullement de rendre des comptes ; qu'à ce titre, la destruction des pièces justificatives constitue une infraction aux règles d'exécution des dépenses de l'Etat ; que ce fait tombe sous le coup des sanctions prévues à l'article L. 313-4 ;
23 - Considérant en troisième lieu que d'importantes dépenses de personnel payées par la régie d'avances n'ont pas donné lieu à déclaration aux administrations fiscales, alors même qu'une partie d'entre elles faisait l'objet d'une déclaration à l'URSSAF ; que ce fait tombe sous le coup des sanctions prévues à l'article L. 313-5 ;
Sur les responsabilités
24 - Considérant que la Cour doit statuer sur les responsabilités encourues à l'occasion de la mise en oeuvre d'une procédure dérogatoire, qui avait été instituée à l'origine pour les seuls frais relatifs aux réceptions tenues dans les salons du quai d'Orsay, et qui visait uniquement à permettre le recours à des certificats administratifs, lorsque les factures des fournisseurs ne pouvaient être obtenues dans le contexte spécifique de l'époque ; qu'au fil des années, cette procédure a été détournée de son objet, de telle sorte que des sommes importantes ont échappé non seulement aux règles de la comptabilité publique, mais également à toute possibilité de contrôle effectué a posteriori ;
25 - Considérant que doivent être prises en considération l'ancienneté de ces pratiques irrégulières, leur aggravation ou leur réduction éventuelles par les personnes renvoyées devant la Cour, et l'absence d'implication de ces dernières dans la mise en place, à l'origine, de la procédure critiquée ;
26 - Considérant que la connaissance que les ministres eux-mêmes pouvaient avoir de cette procédure, qu'attestent la lettre que le ministre des Affaires étrangères a adressée le 11 mars 1993 à la Cour des comptes et une note du ministre du Budget adressée le 19 juillet 1991 au contrôleur financier, constitue également une circonstance atténuante pour l'ensemble des personnes mises en cause ;
27 - Considérant aussi l'absence de remarques émises lors des contrôles effectués sur la régie par les vérificateurs de la Paierie générale du Trésor, en ce qui concerne la procédure de paiement sur certificats administratifs et le défaut de conservation des pièces justificatives ;
28 - Considérant que dans la lettre du 11 mars 1993 adressée à la Cour des comptes, le ministre des Affaires étrangères indique que "des négociations ont été engagées avec le ministère du Budget en 1991", qu'un "accord est intervenu en juillet 1991 pour améliorer le système", que "tous les personnels en cause sont maintenant rémunérés sur la base de contrats type cabinet", et que "les heures supplémentaires des agents nécessaires au fonctionnement de l'Hôtel (y compris certaines permanences) sont réglées sur bulletin de salaire" ;
29 - Considérant que les dépenses de personnel qui jusqu'alors avaient été réglées irrégulièrement par la procédure dérogatoire de la lettre du 16 octobre 1947 ont été en effet prises en charge à compter du 1er janvier 1992, en application d'une lettre du 26 décembre 1991 adressée par le ministre du Budget au ministre des Affaires étrangères, par une augmentation des dotations des chapitres de rémunérations utilisés pour payer les salaires des personnels permanents de l'Hôtel du ministre et les heures supplémentaires de divers agents ; que le dispositif dérogatoire de la lettre du 16 octobre 1947 a été modifié avec effet au 1er janvier 1992 par la note du ministre du Budget adressée le 19 juillet 1991 au contrôleur financier du ministère des Affaires étrangères, imposant une limite annuelle de 4 millions de francs et n'autorisant d'imputation que sur le seul chapitre budgétaire 34-03, "Frais de réception et de voyages exceptionnels" ; que des arrêtés du 20 août 1993 et du 14 décembre 1993 ont annulé les textes relatifs à la régie d'avances instituée par l'arrêté du 29 septembre 1986 modifié et mis en place une nouvelle régie d'avances limitant à 5 000 F le montant maximal des dépenses de matériel et de fonctionnement susceptibles d'être payées ; que la procédure des paiements sur certificats administratifs a été totalement supprimée en novembre 1994 ;
30 - Considérant que M. Bernard Garcia, directeur du personnel et de l'administration générale, auquel la régie d'avances et le service intérieur du ministère étaient rattachés, n'a commis par lui-même aucune des infractions énumérées ci-dessus, mais a laissé fonctionner la procédure qui les a rendues possibles, en signant les certificats attestant la disponibilité des crédits et l'imputabilité des dépenses ;
31 - Considérant que M. Gérard Pardini a signé à partir de juillet 1991, après le départ de M. Demorand, des certificats administratifs permettant l'extraction et l'emploi des fonds de la régie selon la procédure irrégulière qui a été décrite ; que M. Pardini a laissé détruire les pièces justificatives des opérations ; qu'il a donc commis les infractions précédemment énumérées ;
32 - Considérant notamment que par note du 17 avril 1991 adressée à M. Garcia, le contrôleur financier près le ministère des Affaires étrangères, a indiqué que son attention avait été "attirée par la répétition étonnante de certificats correspondant à des montants extrêmement proches de 50 000 francs"; que le contrôleur financier précisait qu'il avait "peine à croire que des réunions où se trouvent des convives en nombre inévitablement inégal, dans des circonstances changeantes (repas ou cocktail) coûtent nécessairement 50 000 francs environ" ; qu'il ajoutait que "certes les dépenses n'ont pas à être justifiées pour être réglées", mais qu'il appelait l'attention de son interlocuteur "sur la responsabilité de l'autorité qui certifie la dépense et de qui dépend la régie d'avances" ;
33 - Considérant qu'il résulte de l'instruction que, dès que M. Garcia a eu connaissance de cette note du contrôleur financier en date du 17 avril 1991, il a immédiatement engagé une action auprès du cabinet du ministre et du ministère du Budget, afin que la gestion du cabinet du ministre retrouve à cet égard une stricte orthodoxie financière ; que M. Garcia, en accord avec M. Pardini, a mis à profit la discussion budgétaire pour régulariser la situation et encadrer l'usage des certificats administratifs, ce qui n'avait été fait par aucun de ses prédécesseurs ;
34 - Considérant que M. Pardini a souligné, dans son mémoire en défense, que le ministère du Budget n'avait jamais remis en cause le mode opératoire de la procédure des certificats administratifs, même quand les plafonds des certificats ont été relevés, ce qui s'est produit à plusieurs reprises ; qu'il a précisé qu'aucune remarque quant à l'archivage de pièces justificatives n'a jamais été émise par le ministère du Budget, le contrôle financier ou la paierie générale, y compris pendant la période, à partir de 1991, où la réforme de la procédure avait été engagée ; que, lors des négociations relatives à la réforme conduites avec le ministère du Budget avec l'aide du directeur de l'administration générale, la priorité avait été mise sur la normalisation du paiement des personnels de l'Hôtel et des heures supplémentaires versées à l'occasion des réceptions à des fonctionnaires du ministère, mais que le ministère du Budget n'avait pas estimé utile de mettre fin à la pratique des certificats ; que M. Pardini précise enfin que c'est à sa demande et à celle du directeur de l'administration générale que le montant annuel des paiements sur certificats a été plafonné, afin de faciliter l'extinction totale du système, le jour où de nouvelles négociations avec le ministère du Budget auraient pu être relancées ;
35 - Considérant que M. Pardini a fait valoir lors de son audition en date du 30 septembre 1994 que c'est grâce à l'action conjointe du contrôleur financier, du directeur de l'administration générale, et du cabinet que les réflexions nécessaires à l'amélioration de la procédure avaient été engagées ; qu'il avait pour sa part immédiatement donné instruction à M. Casasoprana de mettre en place un archivage, dès que les rapporteurs de la Cour des comptes le mirent en garde contre les errements pratiqués, ce qui s'est effectivement traduit par une note en ce sens signée par M. Casasoprana en date du 10 mars 1993 ; que l'avis du ministre des Affaires étrangères en date du 7 novembre 1996 confirme, en ce qui concerne les dépenses de personnel, la réalité des efforts de remise en ordre accomplis par M. Pardini, notamment lorsqu'il s'est rendu compte que les sommes versées aux personnels n'étaient pas soumises aux prélèvements obligatoires ; que ce même avis indique que M. Pardini a engagé les réformes qui ont conduit à l'extinction du système critiqué ;
36 - Considérant qu'une atténuation totale de responsabilité peut être admise en faveur des personnes qui, confrontées à des pratiques irrégulières très anciennes n'ayant jusqu'alors suscité aucune remarque, y compris de la part des services du ministère du Budget, ont contribué à réformer la procédure dans un souci de transparence ; qu'il apparaît que M. Garcia et M. Pardini ont sur ce point, à la différence de leurs prédécesseurs, contribué à l'extinction de ces irrégularités ;
37 - Considérant que M. Jacques Demorand a permis l'extraction et l'emploi des fonds de la régie, qui lui étaient remis en espèces, en signant des certificats administratifs attestant le service fait ; qu'il a laissé détruire les pièces justificatives des opérations, qu'il s'agisse des documents transmis par les fournisseurs ou des pièces administratives expliquant l'emploi des sommes précédemment extraites ; qu'il a donc commis les infractions précédemment énumérées, lesquelles ne découlaient nullement des dispositions dérogatoires de 1947 et de 1991, mais de l'usage irrégulier qui en était fait ;
38 - Considérant que M. Demorand a fait valoir, dans son mémoire en défense enregistré le 18 août 1997, qu'il s'était enquis de cette procédure, lors de son entrée en fonctions en 1988, auprès de fonctionnaires ayant eu à en connaître antérieurement et que ceux-ci lui avaient confirmé l'ancienneté de cette pratique et de son mode opératoire ; que M. Demorand a indiqué que "lorsque M. Pardini est arrivé au ministère au début de l'année 1990, il s'est intéressé à la mise en oeuvre de la procédure des certificats administratifs, car il savait qu'à mon départ, c'est à lui que serait confiée la responsabilité de leur signature", que "le jour où il a eu connaissance de difficultés liées à la gestion du personnel de l'Hôtel, il s'en est ouvert à moi et nous avons ensemble étudié la manière d'améliorer le système" et que "comme je devais partir prochainement en poste à l'étranger, c'est lui qui a continué les réflexions et négociations dans le sens d'une plus grande transparence" ;
39 - Considérant toutefois qu'une distinction doit être opérée entre ceux qui ont entrepris effectivement de remédier aux irrégularités liées à la procédure suivie et ceux qui, comme M. Demorand, ont continué après leur entrée en fonctions à suivre des pratiques irrégulières, en s'appuyant sur le fait qu'elles remontaient à plusieurs décennies et étaient fondées sur des instructions du ministère du Budget ; que, par suite, la responsabilité de M. Demorand ne saurait être atténuée par l'action menée après son départ par M. Pardini ;
40 - Considérant que M. Séraphin Casasoprana, secrétaire administratif, engageait les dépenses sous l'autorité directe successive de M. Demorand et de M. Pardini ; qu'il faisait établir des certificats administratifs que M. Demorand, jusqu'à son départ en juin 1991, puis M. Pardini, signaient en attestant que la dépense était justifiée ; que les sommes correspondantes étaient remises en espèces par le régisseur d'avances à M. Pardini ou à M. Demorand ; que ces fonds étaient ensuite remis à M. Casasoprana qui, soit les versait de la main à la main aux fournisseurs, prestataires, agents ou autres bénéficiaires, soit les déposait sur le compte bancaire de la régie, d'où ils étaient extraits par le biais de chèques ou de retraits en espèces ; que M. Casasoprana a détruit les pièces justificatives des opérations ; qu'il a ainsi commis des infractions aux règles d'exécution de la dépense ;
41 - Considérant cependant que, si M. Casasoprana maniait directement les fonds extraits de la régie d'avances et était titulaire du compte bancaire ouvert pour la gestion de l'Hôtel du ministre, et s'il bénéficiait d'une autonomie d'action précisée par la note de service du chef du service des immeubles et des affaires générales du 8 janvier 1990 définissant les pouvoirs du gestionnaire de l'Hôtel du ministre dans le processus de dépense, il était placé dans une position hiérarchique subalterne ; qu'il a, en l'espèce, travaillé conformément aux ordres de ses supérieurs directs, seuls à même d'engager les réformes nécessaires de la procédure ; que cette position subordonnée conduit à écarter sa responsabilité ;
42 - Considérant que les faits incriminés qui se sont produits ou poursuivis postérieurement au 23 novembre 1988 ne sont pas couverts par la prescription édictée par l'article L. 314-2 du code des juridictions financières ;
43 - Considérant qu'il sera fait une juste appréciation des circonstances de l'affaire en condamnant M. Demorand au paiement d'une amende de 3 000 F et en relaxant MM. Garcia, Pardini et Casasoprana des fins de la poursuite ;
44 - Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de publier le présent arrêt au Journal officiel de la République française ;
ARRETE :
Article 1er.- M. Jacques Demorand est condamné à une amende de trois mille francs (3 000 F).
Article 2.- MM. Garcia, Pardini et Casasoprana sont relaxés des fins de la poursuite.
Article 3.- Le présent arrêt sera publié au Journal officiel de la République française.
Fait et jugé en la Cour de discipline budgétaire et financière le cinq novembre mil neuf cent quatre vingt dix sept.
Présents : M. Joxe, Premier président de la Cour des comptes, président ; M. Massot, président de la section des finances du Conseil d'Etat, vice-président ; MM. Galmot et Fouquet, conseillers d'Etat, Gastinel et Capdeboscq, conseillers maîtres à la Cour des comptes, membres de la Cour de discipline budgétaire et financière : M. Join- Lambert, conseiller maître à la Cour des comptes, rapporteur.
En conséquence, la République mande et ordonne à tous huissiers de justice sur ce requis de mettre ledit arrêt à exécution, aux procureurs généraux et aux procureurs de la République près les tribunaux de grande instance d'y tenir la main, à tous commandants et officiers de la force publique de prêter main-forte lorsqu'ils en seront légalement requis.
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président de la Cour et le greffier.
Le Président, le Greffier,