La Cour de discipline budgétaire et financière, siégeant à la Cour des comptes, a rendu l'arrêt suivant :
LA COUR,
Vu la loi n° 48-1484 du 25 septembre 1948 modifiée, tendant à sanctionner les fautes de gestion commises à l'égard de l'Etat et de diverses collectivités et portant création d'une Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu le réquisitoire en date du 10 septembre 1990 par lequel le Procureur général de la République a saisi la Cour de discipline budgétaire et financière d'irrégularités ayant affecté la gestion de la Société anonyme d'économie mixte SEM A. ;
Vu les décisions du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière en date des 18 septembre 1990 et 29 juillet 1993 désignant comme rapporteur M. Hernandez puis M. Auger, conseillers référendaires à la Cour des comptes ;
Vu les accusés de réception des lettres recommandées adressées par le Procureur général de la République le 14 mars 1991 à MM. X., anciennement président du conseil d'administration de la SEM A., et Y., anciennement directeur de la SEM A., les informant de l'ouverture d'une instruction et les avisant qu'ils étaient autorisés à se faire assister soit par un mandataire, soit par un avocat ou un avoué, soit par un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation ;
Vu les avis émis le 7 octobre 1993 par le ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire et le 20 octobre 1993 par le ministre de l'économie ;
Vu la décision du Procureur général de la République en date du 30 novembre 1993 renvoyant MM. X. et Y. devant la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu les accusés de réception des lettres recommandées adressées par le président de la Cour de discipline budgétaire et financière le 20 décembre 1993 à MM. X. et Y. les avisant qu'ils pouvaient, dans un délai de quinze jours, prendre connaissance du dossier de l'affaire, soit par eux mêmes, soit par un mandataire, soit par le ministère d'un avocat, d'un avoué ou d'un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation ;
Vu les mémoires en défense présentés le 22 janvier 1994 par M. Y. et le 28 janvier 1994 par Me O'Mahony Philippe, avocat de M. X. ;
Vu les accusés de réception des lettres recommandées adressées le 11 janvier 1994 par le Procureur général de la République à MM. X. et Y., les citant à comparaître devant la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu le rapport d'instruction établi par M. Hernandez, et l'ensemble des pièces qui figurent au dossier, notamment les procès-verbaux d'audition ;
Entendu M. Auger, résumant le rapport susvisé ;
Entendu Mme le Procureur général de la République en ses conclusions ;
Entendu respectivement M. X., assisté de Me O'Mahony, et M. Y., en leurs explications ;
Entendu Mme le Procureur général de la République en ses réquisitions ;
Entendu en sa plaidoirie Me O'Mahony, conseil de M. X., et en leurs observations MM. X. et Y., les intéressés et le conseil ayant eu la parole les derniers ;
Sur la compétence de la Cour à l'égard des personnes poursuivies en l'espèce :Considérant que la loi n° 82-213 du 2 mars 1982, en créant les chambres régionales des comptes, s'est bornée à répartir les compétences antérieurement dévolues à la Cour des comptes entre cette dernière et les chambres régionales des comptes ; qu'elle n'a donc eu ni pour objet ni pour effet de modifier la compétence de la Cour de discipline budgétaire et financière à l'égard de tout représentant, administrateur ou agent des organismes dont les comptes, depuis son entrée en vigueur, sont ou peuvent être vérifiés par une chambre régionale des comptes, la précision apportée à l'article 1er de la loi du 25 septembre 1948 susvisée par la loi n° 88-13 du 5 janvier 1988 ayant eu pour seul effet de rendre explicite la compétence de la Cour notamment à l'égard d'agents d'organismes créés postérieurement au 1er janvier 1983 ;
Que la SEM A., dont le capital est majoritairement détenu par la commune C., est au nombre des organismes qui, antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi du 2 mars 1982 susvisée, auraient été soumis au contrôle de la Cour des comptes et dont les comptes et la gestion peuvent, depuis le 1er janvier 1983, être vérifiés par une chambre régionale des comptes, en application de l'article 87 de ladite loi ;
Qu'en conséquence les représentants, administrateurs ou agents de la SEM A. sont justiciables de la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Qu'il en est ainsi, d'une part, de M. Y., directeur de la SEM A. de décembre 1974 à février 1990, d'autre part, de M. X., président du conseil d'administration de la SEM A. de mai 1983 à décembre 1988 ;
Considérant, toutefois, que M. X. a fait valoir que ses fonctions à la tête de la SEM A. constituaient l'accessoire obligé de sa fonction d'adjoint au maire et que, par suite, il n'est pas justiciable de la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 25 septembre 1948 modifiée "ces personnes les maires et, quand ils agissent dans le cadre des dispositions des articles L. 122-11 et L. 122-13 du Code des communes, les adjoints et autres membres du conseil municipal ne sont pas non plus justiciables de la Cour de discipline budgétaire et financière lorsqu'elles auront agi dans des fonctions qui, en raison de dispositions législatives ou réglementaires, sont l'accessoire obligé de leur fonction principale" ;
Considérant que la désignation par le conseil municipal, comme représentant la collectivité territoriale au conseil d'administration de la SEM A., de l'adjoint au maire chargé du secteur de compétence couvrant les opérations de la SEM A., ne résulte d'aucune disposition législative ou réglementaire ; que M. X. a été élu président-directeur général de la SEM A. le 25 mai 1983 par le conseil d'administration de la société parmi les membres de ce conseil ; qu'aucune autre disposition législative ou réglementaire ni aucune disposition des statuts de la SEM A. ne font obligation de choisir le président parmi les membres du conseil d'administration représentant la commune C. ; qu'il en résulte que les fonctions à raison desquelles M. X. est poursuivi devant la Cour n'étaient pas l'accessoire obligé de sa fonction d'adjoint au maire de la commune C. au sens des dispositions précitées et que, par suite, les conclusions déposées pour M. X. et tendant à faire valoir qu'il n'est pas justiciable de la Cour doivent être rejetées ;
Sur l'amnistie :
Considérant que les amendes qui peuvent être infligées aux auteurs des infractions définies aux articles 2 à 8 de la loi du 25 septembre 1948 susvisée sont assimilées par l'article 29 de la même loi aux amendes prononcées par la Cour des comptes en cas de gestion de fait ; que ces amendes ne sont pas des sanctions disciplinaires ou professionnelles, au sens de la loi du 20 juillet 1988 portant amnistie ; que celle-ci est, par suite, sans effet sur le renvoi de MM. X. et Y. devant la Cour ;
Sur les faits :
En ce qui concerne les paiements sans justification :
Considérant qu'il résulte de l'instruction qu'entre 1983 et 1988, la SEM A. a versé à la société B., service d'information et de presse, une somme de 1 345 000 francs hors taxe destinée à rémunérer des prestations de conseil en publicité ;
Que ces prestations n'ont à aucun moment fait l'objet d'une définition contractuelle, la SEM A. se bornant à adresser à la société B. des bons de commande rédigés en termes particulièrement laconiques ;
Que les factures adressées par la société B. à la SEM A. ne comportaient aucune précision sur la nature des prestations rendues, mais une mention très générale "conseil et gestion de votre budget publicitaire" ou "exercice publicitaire" ou "participation publicitaire" ;
Que l'instruction a établi que les paiements ne correspondaient que pour partie à des prestations justifiées par la société B. ;
Que, compte tenu de la saisine de la Cour le 10 septembre 1990, les faits postérieurs au 10 septembre 1985 ne sont pas couverts par la prescription instituée par l'article 30 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée ;
Que, dans ces conditions, il y a lieu de retenir cinq factures de la société B., d'un montant total hors taxe de 825 000 francs, à savoir :
- facture n° 85/R 68 du 17 septembre 1985 : 175 000 francs ; - facture n° 45/R 78 du 20 octobre 1986 : 150 000 francs ; - facture n° 45/R 77 du 20 octobre 1986 : 175 000 francs ; - facture n° 40/0080 du 28 septembre 1987 : 175 000 francs ; - facture n° 45/R 020080 du 3 mars 1988 : 150 000 francs ;
Qu'en outre, trois de ces factures, numérotées 85/R 68, 45/R 78 et 40/0080, comportent la mention "Référence : Républicain du D.", alors qu'aucune relation juridique et financière n'a existé entre la SEM A. et cet organe de presse qui, à l'époque des faits, était un journal d'opinion ; qu'il n'a pas été démontré qu'un service publicitaire, qui n'est pas mentionné dans les factures, ait été rendu par ce journal à la SEM A. ;
Considérant qu'à défaut d'avoir donné lieu à des justifications suffisantes, le règlement des cinq factures en cause constitue une violation des règles d'exécution des dépenses de la SEM A., au sens de l'article 5 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée ; qu'en outre, dans la mesure où ces paiements ont procuré à la société B. un avantage injustifié au détriment de la SEM A., ils tombent sous le coup de l'article 6 de ladite loi ;
En ce qui concerne les négligences dans la tenue de la comptabilité :
Considérant qu'en comptabilité publique comme privée, les pièces justificatives sont inséparables de l'enregistrement comptable des opérations ; que le plan comptable général de 1982 dispose notamment en son titre I, section III, sous-section B "tenue des comptes", que "chaque écriture s'appuie, sauf exception valable, sur une pièce justificative datée et susceptible d'être présentée à toute demande" ;
Que le deuxième alinéa de l'article 3 du décret n° 83-1020 du 29 novembre 1983, pris en application de la loi du 30 avril 1983 relative à la mise en harmonie des obligations comptables des commerçants et de certaines sociétés avec la IVe directive adoptée par le conseil des communautés européennes le 25 juillet 1978, dispose que "tout enregistrement comptable précise l'origine, le contenu et l'imputation de chaque donnée ainsi que les références de la pièce justificative qui l'appuie" ;
Qu'il résulte de l'ensemble de ces dispositions que la valeur probante d'une comptabilité est étroitement liée à la valeur des pièces justificatives susceptibles d'être produites à l'appui ;
Considérant qu'en l'espèce, les pièces jointes à la comptabilité de la SEM A. étaient très incomplètes et laconiques, non seulement celles qui concernent les prestations de conseil ayant donné lieu à rémunération de la société B. dans les conditions évoquées plus haut, mais aussi celles qui viennent à l'appui d'insertions publicitaires de la SEM A. dans la revue municipale C. facturées par ladite société B., éditeur de la revue.
Que l'instruction a fait, d'ailleurs, apparaître à cet égard des divergences entre les spécifications des ordres d'insertions demandées par la SEM A., les facturations de la société B. et le nombre de pages publiées, ce dernier étant inférieur au nombre de pages facturées ;
Que les justificatifs globaux fournis au cours de l'instruction n'ont pas permis de rendre pleinement compte de ces divergences ; mais que celles-ci ont en revanche confirmé le caractère inexact et incomplet des factures réglées par la SEM A., au point qu'il a été nécessaire que la société B. établisse un état de rapprochement entre les factures payées et les insertions publiées ; qu'en outre, ce rapprochement a été rendu très difficile par l'absence de prix unitaire des insertions ;
Considérant que l'ensemble de ces constatations traduit de la part des dirigeants de la SEM A. un manque de rigueur dans la tenue des documents comptables de nature à entraîner une méconnaissance des intérêts patrimoniaux de cette société et constitue, à ce titre, une violation des règles d'exécution de la dépense au sens de l'article 5 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée ;
Sur la responsabilité encourue par M. Y. :
En ce qui concerne les paiements sans justification :
Considérant que M. Y. a exercé les fonctions de directeur de la SEM A. à partir de décembre 1974 et pendant toute la durée des faits en cause ; que les délégations accordées par le président en application de l'article 22 des statuts lui donnaient "tous pouvoirs lui permettant de diriger la société" ; qu'en particulier la délégation du 25 mai 1983 lui confiait le pouvoir de "toucher toutes sommes dues à la société et de payer celles qu'elle doit", ainsi que de "statuer sur tous contrats, traités, marchés, soumissions, adjudications rentrant dans l'objet de la société" ;
Qu'il a pris l'initiative de faire intervenir la société B. en tant que conseil publicitaire de la SEM A. ; qu'il n'a pas veillé à la définition suffisamment précise des prestations à fournir ; qu'il a apposé son paraphe avec la mention "bon à payer" sur les factures payées à la société B., sans s'assurer que la totalité des paiements était justifiée ;
Qu'ainsi, il tombe à ce titre sous le coup des dispositions des articles 5 et 6 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée ;
En ce qui concerne les négligences dans la tenue de la comptabilité :
Considérant que M. Y., en sa qualité de directeur de la SEM A., sans être directement chargé de la tenue de la comptabilité, devait exercer un devoir de surveillance sur la bonne application des principes régissant la matière, auquel il a manqué en acceptant personnellement de payer des factures très laconiques, ne comportant aucune mention détaillée des prestations assurées ;
Qu'il tombe à ce titre sous le coup des dispositions de l'article 5 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée ;
Considérant toutefois que la direction de trois organismes assurée à l'époque des faits par M. Y. représentait une charge de travail importante, susceptible d'atténuer sa responsabilité ;
Sur la responsabilité encourue par M. X. :
En ce qui concerne les paiements sans justification :
Considérant que, par délibération en date du 25 mai 1983, le conseil d'administration de la SEM A. a délégué à M. X., président directeur-général, tous pouvoirs pour assurer la direction générale de la société, lequel a délégué à M. Y., directeur, tous pouvoirs pour diriger la société ; que la nomination d'un directeur ne dispensait pas M. X. d'exercer sa mission générale de direction et de contrôle, notamment de la sauvegarde des intérêts patrimoniaux de la SEM A. ;
Considérant que M. X. n'a pas saisi le conseil d'administration des observations soulevées dans une lettre du 12 juin 1986 par le commissaire aux comptes de la SEM A., observations qui lui signalaient "les relations particulières de la SEM A. avec la presse" et visaient expressément plusieurs des factures précitées de la société B. ; qu'il n'a sur ce point précis tiré aucune conséquence de ces observations ;
Considérant que l'absence d'intervention à ce sujet du commissaire aux comptes lors des séances du conseil d'administration auxquelles il a participé est sans effet sur la responsabilité de M. X. ;
Considérant que M. X. allègue que la SEM A. constituait en quelque sorte un instrument de la politique municipale menée à C. en matière de circulation et de stationnement ; que, toutefois, cet élément ne suffit pas à établir que M. X. agissait sur ordres écrits du conseil municipal, auquel, au demeurant, aucun lien hiérarchique ne liait le président du conseil d'administration de la SEM A. ; que M. X. ne peut ainsi exciper des dispositions de l'article 8 de la loi précitée du 25 septembre 1948 modifiée ;
Considérant qu'en ne donnant aucune suite concrète aux observations susvisées émises par le commissaire aux comptes de la SEM A. en juin 1986, M. X. a manqué à ses obligations de surveillance du fonctionnement de la société ; qu'ainsi, il tombe sous le coup des dispositions de l'article 5 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée ;
Que, dans la mesure où les prestations payées à la société B. au titre de conseil en publicité ne comportaient pas de contrepartie suffisante, elles constituent un avantage injustifié procuré à autrui qui engage la responsabilité de M. X. au regard de l'article 6 de ladite loi ;
Que, toutefois, il n'est pas contesté que M. X. a exercé ses fonctions bénévolement et en toute bonne foi pendant six années ;
En ce qui concerne les négligences dans la tenue de la comptabilité :
Considérant qu'en sa qualité de président de la SEM A., M. X. ne peut être regardé comme directement responsable des négligences constatées dans la tenue de la comptabilité de la société ;
Considérant qu'il sera fait une juste appréciation des circonstances de l'affaire en condamnant MM. X. et Y. chacun à une amende de 2 500 francs ;
ARRETE :
Article 1er : M. Y. est condamné à une amende de deux mille cinq cents francs.
Article 2 : M. X. est condamné à une amende de deux mille cinq cents francs.
Article 3 : Le présent arrêt sera publié au Journal officiel de la République française, en la forme anonyme.
Fait et jugé en la Cour de discipline budgétaire et financière.
Présents : M. Joxe, Premier président de la Cour des comptes, président, M. Ducamin, président de section au Conseil d'Etat, vice- président ;
Mme Bauchet et M. Fouquet, conseillers d'Etat, MM. Isnard et Campet, conseillers maîtres à la Cour des comptes, membres de la Cour de discipline budgétaire et financière ; M. Auger, conseiller référendaire à la Cour des comptes, rapporteur.
Le vingt-trois février mil neuf cent quatre-vingt-quatorze.
Le Président, Le Greffier,