1° Activité de la Cour en 1995

L'année 1995 a d'abord été marquée par un accroissement du nombre des affaires portées devant la Cour : trente-trois affaires lui ont été déférées en 1995, contre vingt et une en 1994 et dix en 1993. Cette situation ne se traduit pas encore, compte tenu des délais d'instruction et de procédure, par une progression du nombre des affaires jugées - trois en 1995 - ; mais elle entraîne une augmentation des affaires mises à l'instruction (vingt contre dix l'année précédente) et des affaires restant en instance, qui passent de trente-trois au 31 décembre 1994 à cinquante-huit au 31 décembre 1995.

Cette évolution des affaires est, certes, relative comparée au nombre des justiciables. Toutefois, la conception qui avait présidé à la création de la Cour en 1948, celle d'une juridiction quasi pénale, destinée à juger les irrégularités les plus graves, explique en partie que le nombre des affaires qu'elle juge soit restreint.

Le tableau figurant en annexe I retrace, depuis dix ans, l'évolution du nombre des affaires.

L'année 1995 est ensuite marquée par une diversification des institutions ou personnes ayant saisi la juridiction. En 1994, si l'on exclut le cas particulier des huit affaires déférées par des créanciers sur la base de la loi du 16 juillet 1980, relatives à l'inexécution ou à l'exécution tardive d'une décision de justice, douze affaires sur treize avaient été déférées par la Cour des comptes.

En 1995, si l'on exclut, de la même façon, les affaires déférées sur la base de la loi du 16 juillet 1980, au nombre de dix, les vingt-trois affaires restantes proviennent, pour huit d'entre elles, de la Cour des comptes, pour dix, des chambres régionales des comptes (1) ; trois affaires ont été déférées par des ministres, deux par le procureur général, de sa propre initiative.

Enfin on note, en 1995, une progression du nombre des affaires qui sont, parallèlement au déféré, portées à la connaissance du juge pénal (2) : c'est le cas de sept des vingt-trois affaires nouvelles (3), contre deux en 1994. Cette évolution paraît témoigner d'une gravité accrue des irrégularités portées à la connaissance de la Cour.

2° Dispositions législatives nouvelles applicables à la Cour

Deux types de dispositions nouvelles ont été prises en 1995.

La loi n° 95-851 du 24 juillet 1995 a abrogé les dispositions législatives existantes et les a codifiées au livre III du code des juridictions financières.

La codification a été faite, pour l'essentiel, à droit constant ; des modifications ont toutefois été introduites, dont les principales sont les suivantes :

En ce qui concerne la composition de la Cour, le première adaptation - confirmant la pratique adoptée - a consisté à substituer le président de la section des finances du Conseil d'Etat à la mention antérieure, plus générale, d'un président de section du Conseil d'Etat. La seconde a consisté à prévoir qu'en cas d'empêchement du président la présidence de la Cour est assurée par son vice-président, c'est-à-dire par le président de la section des finances du Conseil d'Etat.

En ce qui concerne la saisine de la Cour, les chambres régionales des comptes ont été incluses dans la liste des institutions pouvant saisir la juridiction.

Pour ce qui est des infractions, les conditions nécessaires pour dégager la responsabilité d'un justiciable et imputer l'infraction à son supérieur hiérarchique ont été simplifiées. Dans le texte antérieurement en vigueur, il fallait que ce justiciable excipe d'un ordre écrit qui devait, d'une part, être joint aux pièces de dépenses ou de recettes, d'autre part, être préalablement donné à la suite d'un rapport particulier à chaque affaire par le supérieur hiérarchique, par la personne habilitée à donner un tel ordre ou par le ministre compétent. Désormais, l'article L. 313-10 du code des juridictions financières prévoit qu'il suffit que les autorités concernées aient été dûment informées sur l'affaire.

En matière de sanctions pécuniaires, les montants minimaux ont été portés, selon l'infraction commise, à 1 000 F ou 2 000 F.

Enfin, la codification a prévu que le rapport public annuel de la Cour serait désormais annexé au rapport public de la Cour des comptes, disposition déjà appliquée en 1995.

La seconde disposition nouvelle introduite résulte de l'article 21 de la loi n° 95-1251 du 28 novembre 1995 relative à l'action de l'Etat dans les plans de redressement du Crédit Lyonnais et du Comptoir des entrepreneurs, qui a prévu (4) de nouvelles infractions : est justiciable désormais de la Cour et passible d'une amende égale, au maximum, au salaire ou traitement brut annuel, toute personne chargée de responsabilités au sein des organismes mentionnés aux articles L. 133-1 et L. 133-2 du code des juridictions financières qui aura causé un préjudice grave à cet organisme par des agissements manifestement incompatibles avec les intérêts de celui-ci, par des carences graves dans les contrôles qui lui incombaient ou des négligences répétées dans son rôle de direction.

Peut ainsi être engagée la responsabilité des dirigeants des entreprises et sociétés nationales, des établissements publics à caractère industriel et commercial, des sociétés d'économie mixte, des sociétés anonymes dans lesquelles l'Etat possède la majorité du capital social, en cas de négligence ou de faute grave de gestion.

Certaines des dispositions législatives nouvellement adoptées, comme la saisine directe par les chambres régionales des comptes ou l'engagement de la responsabilité des dirigeants d'entreprises ou de sociétés nationales, peuvent conduire à un nouvel accroissement des affaires portées devant la Cour.

Toutefois, ces modifications mettent aussi en exergue les problèmes de fond posés par la juridiction : la possibilité d'engager la responsabilité des dirigeants d'entreprises et de sociétés publiques sur la base de la faute de gestion conduit à s'interroger sur une éventuelle redéfinition des infractions prévues par la loi pour les autres justiciables. La saisine par les chambres régionales des comptes aura des effets limités puisque les élus locaux demeurent, sauf cas particuliers, non justiciables de la Cour.

Enfin les deux difficultés centrales que sont, d'une part, l'hétérogénéité très grande des affaires portées devant la juridiction, d'autre part, la durée excessive de la procédure, ne sont pas résolues par les textes introduits en 1995.

Ce sont ces questions auxquelles la Cour, comme elle s'y était engagée dans le rapport public en 1995, a entrepris de réfléchir : elle a en conséquence adressé au Premier ministre, au ministre de l'économie et des finances, ainsi qu'au garde des sceaux, ministre de la justice, le 16 juillet 1996, des propositions de réforme visant à exercer une juridiction plus étendue sur les ordonnateurs ainsi qu'à alléger la procédure.

3° Décisions de la Cour en 1995

La Cour a statué en 1995 sur trois affaires. Elles illustrent l'hétérogénéité des irrégularités qui lui sont soumises.

Une première affaire a été jugée après que le Conseil d'Etat, par décision du 29 novembre 1993, a annulé le premier jugement et renvoyé l'affaire devant la Cour. Un ambassadeur, pour financer la construction d'un centre culturel et d'un établissement scolaire à l'étranger, avait signé au nom de l'Etat deux contrats de prêt, de 17 millions de francs environ, sans avoir compétence pour ce faire puisque seul le ministre des finances est habilité, en application de l'ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, à exécuter des opérations d'emprunt. La Cour a jugé que ces violations des règles d'exécution des recettes de l'Etat constituaient des infractions sanctionnées par l'article 5 de la loi du 25 septembre 1948 (5). Toutefois, l'ambassadeur avait dû faire face à une situation d'urgence due à la nécessité d'ouvrir l'établissement pour la rentrée scolaire suivante ; en outre, l'administration centrale avait réagi avec lenteur et sans coordination aux informations qui lui avaient été données sur les projets de financement de l'opération. En conséquence, la Cour a considéré que l'ensemble de ces circonstances étaient de nature à exonérer l'intéressé d'une condamnation à l'amende. Cet arrêt n'a pas été publié au Journal officiel puisque la loi prévoit (6) que seuls les arrêts prononçant des condamnations peuvent l'être (12 avril 1995, centre culturel de X).

La Cour a jugé une affaire de toute autre nature, puisqu'il s'agissait de l'organisation d'un mécanisme irrégulier d'attribution de primes à une centaine d'agents de la direction générale de La Poste, pour un montant qui, sur trois ans, s'élevait à près de dix millions de francs. Une prime d'impulsion avait été instaurée en 1955 pour rémunérer les directeurs départementaux et régionaux de La Poste pour leurs opérations de promotion des produits de la Caisse nationale de prévoyance. En 1987, cette prime, que les textes limitaient aux chefs de service territoriaux, avait été étendue irrégulièrement, sans texte, aux principaux dirigeants de la direction générale. Les sommes irrégulièrement versées avaient en outre été versées dans une totale opacité : elles étaient payées par un autre comptable que l'agent assignataire et étaient déclarées à l'administration fiscale pour des montants inférieurs aux montants réels, ce qui ne permettait pas d'appliquer les plafonnements pour déductions fiscales. La Cour a jugé que ces irrégularités constituaient des infractions aux règles d'exécution des dépenses publiques (article 5 de la loi du 25 septembre 1948 (7)), qu'elles avaient octroyé un avantage injustifié à autrui (article 6 (8)) et que les intéressés avaient aussi sciemment fourni des déclarations inexactes aux administrations fiscales (article 5 bis (9)). Le directeur général de La Poste, qui avait autorisé la mise en oeuvre de ces versements indus, a été condamné à une amende de 100 000 F, le directeur qui avait proposé le mécanisme irrégulier, à une amende de 10 000 F, son successeur, ainsi que trois autres personnes mises en cause, dont la responsabilité était moins engagée, à 1 000 F (28 juin 1995, PTT) (10). La Cour a décidé de la publication de l'arrêt au Journal officiel (JO du 31 octobre 1995).

Dans une dernière affaire, la Cour a jugé un directeur d'unité de recherche associée à l'INSERM et au CNRS qui avait engagé - ou laissé engager par des agents de son service - des dépenses, alors que seuls les administrateurs des établissements publics précités avaient pouvoir pour ce faire ; en outre, ce directeur n'avait pas communiqué à ces administrateurs, comme il aurait dû le faire, des factures, d'un montant de 6,3 millions, qui étaient restées impayées. La Cour a constaté que ces faits constituaient des infractions aux règles d'engagement et d'exécution des dépenses, sanctionnées respectivement par les articles L. 313-3 et L. 313-4 du code des juridictions financières. L'absence d'aide apportée au directeur par les établissements dont relevait l'unité de recherche, le fait que l'intéressé n'ait pris aucun intérêt personnel aux errements constatés, ont toutefois été considérés comme des circonstances atténuantes. Le directeur a été condamné à une amende de 8 000 F (20 novembre 1995, INSERM/CNRS). La Cour a décidé de la publication de l'arrêt au Journal officiel (J.O. du 6 février 1996).

Plusieurs questions de procédure ont été abordées lors des jugements rendus par la Cour en 1995.

Dans l'arrêt précité du 12 avril 1995, la Cour a rejeté la demande de supplément d'information de l'intéressé qui souhaitait obtenir les rapports à la suite desquels le déféré avait été décidé et divers documents du ministère des affaires étrangères, ces pièces étant étrangères à l'objet du déféré.

Dans le même arrêt, elle a rappelé qu'elle n'était pas tenue d'attendre, pour statuer, la décision du juge pénal et a donc rejeté la demande de sursis à statuer correspondante.

Elle a rappelé sa jurisprudence établissant que les amendes qu'elle inflige ne sont ni des sanctions disciplinaires ni des sanctions professionnelles au sens des lois portant amnistie, lesquelles sont ainsi sans effet sur le renvoi d'un justiciable devant la CDBF.

4° Décisions de classement du procureur général

Six affaires ont été classées par le procureur général en 1995.

Quatre de ces décisions ont été prises avant instruction, sur la base de l'article L. 314-3 du code des juridictions financières. Trois d'entre elles concernaient des affaires déférées en application de la loi du 16 juillet 1980, classées, dans deux cas, après que l'exécution de la décision de justice a été obtenue par le procureur général, et dans le dernier cas, pour irrecevabilité.

Deux classements ont été décidés sur la base de l'article L. 314-4 du code des juridictions financières, après que l'instruction a révélé que les irrégularités n'étaient pas démontrées.

Aucun classement n'a été prononcé en 1995 sur la base de l'article L. 314-6 du code, après avis des ministres intéressés.

Le présent rapport a été arrêté par la Cour le 26 juin 1996.

Ont délibéré : M. Joxe, premier président de la Cour des comptes, président ; M. Massot, président de la section des finances du Conseil d'Etat, vice-président ; MM. Galmot et Fouquet, conseillers d'Etat ; MM. Isnard et Gastinel, conseillers maîtres.

Etait présente et a participé aux débats : Mme Gisserot, procureur général de la République, assistée de M. Descheemaeker, conseiller maître, commissaire du Gouvernement.

Fait à la Cour des comptes, le 6 septembre 1996.

Pierre JOXE


Activité de la Cour de discipline budgétaire

et financière 1986-1995

voir tableau 1

(1) Soit par des saisines du procureur général, préalablement informé par une chambre régionale des comptes, soit, depuis la loi du 24 juillet 1995 portant codification - cf. infra - par saisine directe des chambres régionales des comptes.

(2) En application de l'article L. 314-18 du code des juridictions financières, les poursuites devant la Cour ne font pas obstacle à l'exercice de l'action pénale et de l'action disciplinaire.

(3) Hors affaires déférées sur la base de la loi du 16 juillet 1980.

(4) Article L. 313-7-1 du code des juridictions financières.

(5) Article L. 313-4 du code des juridictions financières.

(6) Article L. 314-20 du code des juridictions financières.

(7) Article L. 313-4 du code des juridictions financières.

(8) Article L. 313-6 du code des juridictions financières.

(9) Article L. 313-5 du code des juridictions financières.

(10) Une autre personne mise en cause a, en outre, été relaxée.