RÉPUBLIQUE FRANçAISE

Au nom du peuple français,

La Cour de discipline budgÉtaire et financiÈre, siégeant à la Cour des comptes, en audience publique, a rendu l'arrêt suivant :

LA COUR,

Vu le titre 1er du livre III du code des juridictions financières relatif à la Cour de discipline budgétaire et financière ;

Vu la lettre du 7 novembre 2002, enregistrée au Parquet le 12 novembre 2002, par laquelle le commissaire du Gouvernement près la chambre régionale des comptes de Nord-Pas-de-Calais a porté à la connaissance du Procureur général près la Cour des comptes, ministère public près la CDBF, diverses irrégularités commises dans la gestion du syndicat intercommunal à vocation multiple (SIVOM) de la région d'Étaples-sur-Mer, relevées par la chambre régionale des comptes à la suite de l'examen de la gestion de cet organisme ;

Vu le réquisitoire du 27 octobre 2003 par lequel le Procureur général a saisi la Cour des faits susmentionnés, conformément à l'article L. 314-1 du code des juridictions financières ;

Vu les décisions du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière des 8 avril 2004, 2 juillet 2004 et 10 janvier 2006 nommant successivement en qualité de rapporteurs Mme Sylvie Vergnet, conseillère référendaire à la Cour des comptes, M. Nicolas Groper, auditeur à la  Cour des comptes, et M. Luc Héritier, premier conseiller de chambre régionale des comptes ;

Vu la lettre recommandée du 7 octobre 2004 par laquelle le Procureur général a informé M. Walter Kahn, président du SIVOM de la région d'Étaples-sur-Mer, de l'ouverture d'une instruction dans les conditions prévues à l'article L. 314-4 du code susvisé, ensemble l'accusé de réception de cette lettre ;

Vu la lettre du Procureur général au Président de la Cour de discipline budgétaire et financière en date du 5 septembre 2005 l'informant de sa décision, après communication du dossier de l'affaire le 3 juin 2005, de poursuivre la procédure, en application de l'article L. 314-4 du même code ;

Vu les lettres du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière en date du 8 septembre 2005 saisissant pour avis le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire et le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, dans les conditions prévues à l'article L. 314-5 du même code, ensemble les accusés de réception de ces lettres ;

Vu l'avis émis par le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, en date du 9 novembre 2005 ;

Vu la lettre du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière du 23 novembre 2005 transmettant le dossier de l'affaire au Procureur général, conformément à l'article L. 314-6 du code précité ;

Vu la décision prise par le Procureur général le 2 février 2006 et transmise le même jour au Président de la Cour de discipline budgétaire et financière, renvoyant devant la Cour M. Kahn, en application de l'article L. 314-6 du code des juridictions financières ;

Vu la lettre recommandée, en date du 6 février 2006, adressée par la greffière de la Cour de discipline budgétaire et financière avisant M. Kahn qu'il pouvait prendre connaissance du dossier suivant les modalités prévues par l'article L. 314-8 du code précité, ensemble l'accusé de réception de cette lettre ;

Vu le mémoire en défense du 24 mars 2006 de Me Peyrical pour M. Kahn, enregistré le même jour au greffe de la Cour ;

Vu l'ensemble des pièces qui figurent au dossier, notamment le procès verbal d'audition de M. Kahn, ainsi que le rapport d'instruction de M. Groper ;

Entendu M. Héritier résumant le rapport écrit ;

Entendu le Procureur général en ses conclusions et réquisitions ;

Entendu en sa plaidoirie Me Peyrical et en ses explications M. Kahn, l'intéressé et son conseil ayant eu la parole en dernier ;

I - Sur la prescription 

Considérant que, aux termes de l'article L. 314-2 du code des juridictions financières, le délai de saisine de la Cour est de cinq années révolues à compter du jour où a été commis le fait de nature à donner lieu à l'application des sanctions réprimées par la Cour ; que la date d'interruption de la prescription est, en cas de saisine directe par le Procureur général, celle de la date du réquisitoire, soit, en l'espèce, le 27 octobre 2003 ; que les irrégularités postérieures au 28 octobre 1998 ayant porté sur la réalisation de prestations de traitement des ordures ménagères fournies au SIVOM par la société Netrel ne sont pas couvertes par la prescription ;

II - Sur la compétence de la Cour 

Considérant qu'en application de l'article L. 312-1-Ib du code des juridictions financières, est notamment justiciable de la Cour de discipline budgétaire et financière tout fonctionnaire ou agent civil ou militaire de l'État, des collectivités territoriales, de leurs établissements publics ainsi que des groupements des collectivités territoriales ; que les fonctionnaires ou agents du SIVOM de la région d'Étaples-sur-Mer, qui est un établissement public de coopération intercommunale, sont donc justiciables de la Cour ;

Considérant que l'article L. 312-1-IIf du code des juridictions financières dispose toutefois que les présidents élus de groupements de collectivités territoriales ne sont pas justiciables de la Cour, à raison des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions ;

Considérant que l'article L. 312-2 du code des juridictions financières, par dérogation à l'article L. 312-1 de ce code, dispose que les personnes mentionnées aux b à f de cet article sont néanmoins justiciables de la Cour, à raison des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions, notamment lorsqu'elles ont engagé leur responsabilité propre à l'occasion d'un ordre de réquisition, conformément à l'article L. 233-1 du code susvisé, qui renvoie aux articles L. 1617-2 à 1617-4 du code général des collectivités territoriales, et ont enfreint les dispositions de l'article L. 313-6 du code des juridictions financières, aux termes duquel les personnes qui, dans l'exercice de leurs fonctions ou attributions, ont, en méconnaissance de leurs obligations, procuré à autrui un avantage injustifié, pécuniaire ou en nature, entraînant un préjudice pour le Trésor, la collectivité ou l'organisme intéressé, ou ont tenté de procurer un tel avantage, sont passibles d'une amende prononcée par la Cour ;

Considérant que M. Kahn, en tant que président élu du SIVOM de la région d'Étaples-sur-Mer, entre dans le champ d'application des articles L. 312-1-IIf et L. 312-2 précités ; qu'il est donc justiciable de la Cour à la double condition d'avoir engagé sa responsabilité propre à l'occasion d'un ordre de réquisition et d'avoir enfreint les dispositions de l'article L. 313-6 précité ;

1 - Sur l'exercice par l'ordonnateur de son pouvoir de réquisition

Considérant que, le 26 juin 1998, un marché à bons de commande, aujourd'hui atteint par la prescription, et relatif au traitement et à l'élimination de déchets ménagers dans la décharge de la Calotterie, a été conclu entre le SIVOM et la société Netrel ; qu'après que la chambre régionale des comptes, par un avis du 21 octobre 1998, eut considéré la procédure de passation de ce marché comme entachée d'irrégularités, le sous-préfet de Montreuil-sur-Mer a demandé, par lettre du 28 octobre 1998, qui n'est pas couverte par la prescription, au SIVOM de résilier ce marché ; que le syndicat a ainsi procédé à la résiliation unilatérale du marché, par une délibération du 5 novembre 1998, non couverte par la prescription ; qu'à la suite de cette décision, une convention de transaction est intervenue le 25 novembre 1998 ;

Considérant que, par lettre du 14 janvier 1999, M. Kahn, président du SIVOM de la région d'Étaples-sur-Mer, a adressé au comptable de ce syndicat une réquisition, afin que celui-ci paye le mandat n° 405 de l'exercice 1998 portant sur un montant de 258 985,79 F (39 482,13 €), et correspondant à des prestations d'enfouissement des déchets ménagers réalisées par la société Netrel du 16 au 30 novembre 1998 ; que, par lettres des 5 mars, 13 avril, 17 mai et 1er juillet 1999, le président du SIVOM a adressé au receveur syndical quatre autres réquisitions, afin que celui-ci paye les mandats n° 58, 93, 135 et 202 de l'exercice 1999, respectivement de 472 911,55 F (72 094,90 €), 461 110,48 F (70 295,84 €), 636 830,41 F (97 084,17 €) et 349 421,86 F (53 269,02 €), correspondant à des prestations de même nature réalisées par la société Netrel du 1er janvier au 14 avril 1999 ; que le comptable s'est conformé à ces réquisitions et a procédé au règlement des sommes en cause, en application de l'article L. 233-1 du code des juridictions financières ;

Considérant que l'article 8 du décret du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la comptabilité publique prévoit que les ordonnateurs peuvent requérir les comptables de payer lorsque ces derniers ont suspendu le paiement des dépenses ; qu'aux termes de l'article L. 1617-3 du code général des collectivités territoriales, les comptables sont tenus de s'y conformer, sauf en cas d'insuffisance de fonds disponibles ou de crédits, d'imputation erronée de la dépense, d'absence de justification du service fait, de défaut du caractère libératoire du règlement ou d'absence de caractère exécutoire de la pièce justificative ;

Considérant que les ordres de réquisition pris par le président du SIVOM de la région d'Étaples ont en l'espèce fait suite à la suspension de paiements par le comptable public assignataire au motif de « l'annulation de l'appel d'offres du 3 juin 1998 », c'est-à-dire de l'insuffisance des pièces justificatives produites à l'appui des mandats au regard de la nomenclature annexée à l'article D. 1617-19 du code général des collectivités territoriales ; que ces mandats n'étaient appuyés non du marché conclu le 26 juin 1998 à l'issue de l'appel d'offres du 3 juin 1998 invoqué par le comptable assignataire, mais de la convention de transaction en date du 25 novembre 1998 ; que ce dernier document, qui réglait seulement la question des prestations fournies antérieurement à la résiliation du premier marché, mais pas celle des prestations postérieures, ne constituait pas pour autant une pièce justificative suffisante au regard de la réglementation en vigueur ; que, si le contrat de transaction est exécutoire de plein droit et si le comptable n'est pas le juge de la légalité des actes et contrats administratifs, il lui appartient toutefois, en dépenses, de contrôler la validité de la créance et la production des justifications ; que la convention de transaction précitée ne constituait pas une telle pièce justificative, puisqu'elle ne concernait pas les prestations visées par les mandats en question ; que dès lors, et en dépit des erreurs commises par le comptable dans la motivation des décisions de suspension, il était fondé à suspendre le paiement de ces mandats ;

Considérant qu'en réquisitionnant le comptable assignataire du SIVOM sur les mandats précités, M. Kahn est donc susceptible d'engager sa responsabilité propre, en application de l'article L. 1617-3 du code général des collectivités territoriales ;

2 - Sur la méconnaissance des obligations qui s'imposent à l'ordonnateur au sens de l'article L. 313-6 du code des juridictions financières

Considérant que les réquisitions précitées sont intervenues pour permettre le règlement de dépenses engagées dans des conditions irrégulières ;

Considérant en effet qu'aux termes de l'article 2044 du code civil, la transaction constitue un contrat par lequel les parties terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître ; que dès lors, ainsi qu'il a été dit, la transaction du 25 novembre 1998, qui n'était d'ailleurs pas rédigée en ce sens, n'a pas pu donner une base contractuelle aux prestations qui lui sont postérieures ;

Considérant que les prestations ayant donné lieu aux ordres de réquisition, concernant la période comprise entre la résiliation, par le SIVOM, du marché initial et la désignation d'un nouveau titulaire du marché, ne trouvaient aucun fondement contractuel ni dans le marché initial ni dans la convention de transaction, qui ne couvraient que les prestations alors exécutées ; que les prestations ont donc été continuées par la société Netrel, sur demande du SIVOM, en dehors de tout contrat et de façon irrégulière au regard des règles de la commande publique ; que M. Kahn a ainsi agi en méconnaissance de ses obligations ;

Considérant toutefois que la délibération du conseil intercommunal du SIVOM en date du 5 novembre 1998, résiliant le marché du 26 juin 1998 et autorisant son président à signer une transaction et à régler les dépenses jusqu'à la désignation du nouvel attributaire de marché retenu au titre du nouvel appel d'offres européen, a été prise très rapidement après réception du courrier précité du 28 octobre 1998 du sous-préfet de Montreuil-sur-Mer ; que, le 18 janvier 1999, un avis d'appel d'offres a été adressé au Journal officiel de l'Union européenne puis au Bulletin officiel des annonces de marchés publics ; qu'un nouveau marché a finalement été conclu le 7 avril 1999 entre le SIVOM et la société Netrel ; que le SIVOM a ainsi pris, avec la diligence exigée par la situation, les mesures nécessaires pour remédier aux conséquences de l'irrégularité du premier marché et assurer la continuité du service public d'enlèvement et de traitement des ordures ménagères ;

3 - Sur l'octroi d'un avantage injustifié au sens de l'article L. 313-6 du code des juridictions financières

Considérant que, si M. Kahn a pu croire de bonne foi que la poursuite de l'exécution du marché initial était autorisée par la délibération du conseil intercommunal du SIVOM du 5 novembre 1998, et la transaction conclue le 25 novembre suivant, ces actes ne constituaient pas le fondement juridique adéquat des ordres de réquisition, au regard des règles fondamentales de la commande publique ; que ces irrégularités commises à l'occasion d'ordres de réquisition ont procuré un avantage injustifié à la société Netrel ;

Considérant toutefois que l'autorité en charge du contrôle de légalité, après avoir demandé au SIVOM, par lettre précitée du 28 octobre 1998, « d'annuler » le premier marché, ne s'est pas préoccupée des modalités juridiques permettant au SIVOM d'assurer la continuité du service public en matière de traitement des ordures ménagères ; qu'en particulier, elle n'a formulé aucune observation à la poursuite, par la société Netrel, de ses prestations après annulation du marché initial ; que cette attitude n'a pu que conforter M. Kahn dans sa conviction que la transaction, telle qu'elle avait été rédigée, constituait un fondement juridique permettant la poursuite des prestations même en l'absence de marché ;

Considérant enfin que c'est à tort que le comptable assignataire du SIVOM a motivé ses suspensions de paiement par l'annulation du précédent marché, puisque ce n'est pas ce marché, mais la convention de transaction précitée qui avait été produite à l'appui des mandats rejetés ; qu'il aurait dû fonder les suspensions sur le fait que la transaction ne permettait pas le paiement des prestations postérieures à l'annulation du marché ; qu'ainsi, l'erreur commise par le comptable a eu pour conséquence que l'attention de l'ordonnateur n'a pas été appelée sur le fait que la transaction ne pouvait constituer une base juridique suffisante pour les prestations en cause ;

Considérant ainsi qu'une partie de la responsabilité dans l'existence de cet avantage injustifié résulte des carences du contrôle de légalité et du comptable public dans l'exercice de leurs obligations de contrôle ;

4 -  Sur le caractère préjudiciable, pour la collectivité, de l'avantage injustifié octroyé à la société Netrel

Considérant que seule la société Netrel qui exploitait le site de traitement et d'élimination des déchets ménagers dans la décharge de la Calotterie était en mesure de répondre aux appels d'offres, en l'absence de tout autre site de traitement des déchets à une distance d'environ 100 kilomètres ; que les circonstances de l'espèce rendaient par conséquent difficile en pratique l'appel en concurrence d'une autre entreprise ;

Considérant que si seule la société Netrel a répondu à chacun des deux appels d'offres, il n'apparaît pas que cette circonstance ait pu avoir un impact négatif sur les conditions économiques du marché ; que, comme l'a relevé la direction départementale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes du Pas-de-Calais, le prix à la tonne de 165 francs HT résultant de l'appel d'offres de janvier 1999, auquel ont été réglées les prestations ayant donné lieu à réquisition, était inférieur au niveau moyen constaté pour des marchés similaires à la même époque dans le département et confiés à la même société ;

Considérant que la circonstance que les prestations n'aient pas eu un fondement juridique régulier pendant la période comprise entre la résiliation du marché initial et la mise en oeuvre du nouvel appel d'offres ne suffit pas, à elle seule, à établir l'existence d'un préjudice pour le SIVOM ;

Considérant qu'il découle de ce qui précède que les conditions de l'application de l'article L. 313-6 du code des juridictions financières ne sont pas réunies en l'espèce ; que M. Kahn n'est donc pas, pour les faits de l'espèce, justiciable de la Cour en application de l'article L. 312-2 du code ;

ARRÊTE :

Article 1er :  Les conditions prévues par l'article L. 312-2 du code des juridictions financières n'étant pas réunies, en l'absence d'infraction aux dispositions de l'article L. 313-6 de ce code, M. Kahn n'est pas justiciable de la Cour de discipline budgétaire et financière en application de l'article L. 312-1-IIf du code des juridictions financières ;

Article 2 :  Il n'y a pas lieu de statuer sur l'affaire renvoyée à la Cour de discipline budgétaire et financière par le Procureur général le 2 février 2006.

Délibéré par la Cour de discipline budgétaire et financière, le vingt huit avril deux mille six, par M. Fouquet, président de la section des finances du Conseil d'État, président de la deuxième section de la Cour de discipline budgétaire et financière, MM. Ménéménis et Pinault, conseillers d'État, MM. Mayaud et Duchadeuil et Mme Froment-Meurice, conseillers maître à la Cour des comptes.

Lu en séance publique le trente juin deux mille six.

En foi de quoi, le présent arrêt a été signé par le Président et la greffière.

            Le président,                                La greffière
            Olivier Fouquet                            Maryse Le Gall