LA COUR,

Vu la loi n° 48-1484 du 25 septembre 1948 modifiée tendant à sanctionner les fautes de gestion commises à l'égard de l'Etat et de diverses collectivités et portant création d'une Cour de discipline budgétaire et financière ;

Vu la décision en date des 20 et 27 janvier, 3 et 24 février 1977 par laquelle la Cour des comptes a saisi la Cour de discipline budgétaire et financière d'irrégularités constatées dans la gestion de la Société des autoroutes Rhône-Alpes (AREA), décision enregistrée au Parquet de la Cour de discipline budgétaire et financière le 22 avril 1977 ;

Vu le réquisitoire du procureur général de la République en date du 22 juin 1977 transmettant le dossier à la Cour de discipline budgétaire et financière ;

Vu la décision du président de la Cour de discipline budgétaire et financière du 7 juillet 1977 désignant comme rapporteur M OLIVIER, maître des requêtes au Conseil d'Etat ;

Vu l'accusé de réception de la lettre recommandée adressée le 12 octobre 1977 à M Raymond GUITONNEAU, directeur général jusqu'au 29 octobre 1974, puis président directeur général de la société AREA, l'informant de l'ouverture d'une instruction et l'avisant qu'il était autorisé à se faire assister soit par un mandataire, soit par un avocat ou un avoué, soit par un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation ;

Vu l'avis émis le 3 octobre 1979 par le ministre de l'Economie ;

Vu l'avis émis le 16 novembre 1979 par le ministre des Transports ;

Vu l'avis émis le 6 décembre 1982 par le ministre du Budget ;

Vu les conclusions du procureur général de la République en date du 18 avril 1983, renvoyant M GUITONNEAU devant la Cour de discipline budgétaire et financière ;

Vu l'accusé de réception de la lettre adressée le 22 février 1985 à M GUITONNEAU lui notifiant la décision de renvoi et l'avisant qu'il pouvait dans un délai de 15 jours prendre connaissance du dossier de l'affaire, soit par lui-même, soit par un mandataire, soit par le ministère d'un avocat, d'un avoué ou d'un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation ;

Vu le mémoire en défense présenté par Me GORNY, avocat près la Cour d'Appel de Paris et par Me LABBE, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation, assistant M GUITONNEAU, ainsi que les pièces complémentaires produites à l'appui de ce mémoire ;

Vu la décision du président de la Cour de discipline budgétaire et financière du 4 juillet 1985 désignant comme rapporteur Mlle VENENCIE, conseiller référendaire à la Cour des Comptes en remplacement de M OLIVIER ;

Vu l'accusé de réception de la lettre recommandée adressée le 22 octobre 1985 à M GUITONNEAU et l'invitant à comparaître ;

Vu le rapport d'instruction établi par M OLIVIER, l'ensemble des pièces qui figurent au dossier et notamment le procès-verbal d'interrogatoire ;

Entendu Mlle VENENCIE, Conseiller référendaire à la Cour des comptes en son rapport ;

Entendu le procureur général de la République en ses conclusions

Entendu en ses explications M GUITONNEAU, assisté de Me GORNY, avocat à la Cour d'Appel de Paris, de Me LABBE, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation et de M ROMERO, directeur des services juridiques de la Société Campenon-Bernard ;

Entendu le procureur général de la République en ses réquisitions ;

Entendu en leurs plaidoiries Me GORNY et Me LABBE et en ses observations M GUITONNEAU, l'intéressé et ses conseils ayant eu la parole les derniers ;

Considérant qu'aux termes d'une convention passée le 15 mars 1971 entre l'Etat d'une part et d'autre part sept entreprises de travaux publics et trois banques, convention approuvée par décret en conseil d'Etat du 5 avril 1971 ainsi que le cahier des charges annexé, le groupement des entreprises et des banques a obtenu la concession de la construction et de l'exploitation de plusieurs autoroutes sous réserve qu'il constitue, dans les deux mois, une société chargée de l'exécution des opérations ; que la société AREA a, en conséquence, été créée le 6 mai 1971 par les entreprises et banques susmentionnées, qui détenaient respectivement 69 % et 13 % de son capital, auquel participaient également, pour le solde, des sociétés pétrolières et des société de restauration ; qu'AREA, société anonyme de droit privé, est soumise à la loi du 24 juillet 1966 modifiée ;

Considérant qu'en application de la convention du 15 mars 1971 et du cahier des charges annexé, la société AREA a bénéficié d'une part d'avances de l'Etat correspondant à la remise de terrains déjà acquis ou d'ouvrage déjà réalisés et remboursables en vingt ans sans intérêt ni indexation, d'autre part d'une garantie de l'Etat accordée, dans la limite d'un plafond prédéterminé, à ses emprunts à long terme ; qu'un contrôle a été exercé en 1976 par la Cour des comptes, avec l'accord du ministre de l'Economie et des finances, sur la société AREA ;

Sur la compétence

Considérant que le mémoire présenté par la défense fait valoir que la Cour de discipline budgétaire et financière serait incompétente, ratione personae et ratione materiae, pour juger l'ancien directeur général et ancien président directeur général de la société AREA ;

Considérant, en premier lieu, que l'article 1er de la loi du 25 septembre 1948 modifiée, disposant qu'"est justiciable de la Cour de discipline budgétaire et financière ... tout représentant, administrateur ou agent des organismes qui sont soumis ... au contrôle de la Cour des comptes", règle par là-même la compétence de la Cour de discipline sur celle de la Cour des comptes ; que celle-ci peut, aux termes de l'article 1er de la loi du 22 juin 1967, "exercer, dans des conditions fixées par décret, un contrôle sur les organismes qui bénéficient du concours financier de l'Etat (...)" ; que les dispositions alors en vigueur, de l'article 33 du décret du 20 septembre 1968 précisent que, lorsque le concours est attribué sous une forme autre qu'une subvention ou une taxe parafiscale, le contrôle porte sur l'ensemble de la gestion et s'exerce avec l'accord du ministre de l'Economie et des finances ;

Considérant qu'il n'est pas contesté que la société AREA a effectivement bénéficié du concours financier de l'Etat ; que dès lors le directeur général de cette société est justiciable de la Cour de discipline budgétaire et financière, dont la compétence résulte d'ailleurs non de l'exercice effectif du contrôle par la Cour des comptes, mais seulement de la compétence légale que détient cette dernière juridiction pour exercer un tel contrôle ;

Considérant que la défense allègue, en outre, que la Cour de discipline budgétaire et financière serait incompétente ratione materiae, au motif que l'avantage injustifié procuré à autrui par les dirigeants d'une société privée ne serait punissable en application des dispositions de l'article 6 de la loi du 25 septembre 1948 que s'il avait entraîné un préjudice pour le Trésor ; que cependant l'article 6 sanctionne l'avantage injustifié entraînant un préjudice non seulement pour le Trésor, mais aussi pour la collectivité ou l'organisme intéressé ; que pour les organismes de droit privé soumis au contrôle de la Cour des comptes, la notion de préjudice doit être entendue comme une atteinte, non à l'ordre financier public, mais à leur intérêt financier propre ;

Considérant, en troisième lieu, que la défense soutient que les avantages injustifiés ayant pu découler des conventions et avenants de 1971 et 1973 ne pouvaient pas avoir été procurés par M GUITONNEAU en méconnaissance de ses obligations, dès lors qu'aucune infraction tombant sous le coup de l'article 5 de la loi du 25 septembre 1948 n'a été retenue par le ministère public dans sa décision de renvoi et que d'autre part les erreurs de gestion échappent à la compétence de la Cour de discipline budgétaire et financière ;

Considérant que l'octroi à des tiers d'avantages qui ne sont pas justifiés par une contrepartie effective méconnaît l'obligation de ne pas payer sans service fait, et constitue par là un manquement qui peut tomber sous le coup des dispositions de la loi du 25 septembre 1948 modifiée ;

Considérant enfin que la défense croit discerner un dernier motif d'incompétence de la Cour de discipline budgétaire et financière dans le vice de forme qui aurait, selon elle, entaché la lettre du 27 novembre 1975 par laquelle le ministre de l'Economie et des finances donnait son accord au contrôle, par la Cour des comptes, de la société AREA, cette lettre étant signée, non par le ministre lui-même, mais par le directeur du Trésor ;

Considérant que ce fonctionnaire, ayant reçu régulièrement délégation du ministre, pouvait valablement signer ladite lettre ;

Considérant que de tout ce qui précède il résulte que la Cour a compétence pour juger des irrégularités qui pourraient être retenues à la charge de M GUITONNEAU dans ses fonctions de directeur général, puis président-directeur général de la société AREA ;

Sur les droits de la défense

Considérant que la défense allègue qu'il aurait été gravement porté atteinte aux droits de la défense, en raison du refus de communication complète du dossier en cours d'instruction ;

Considérant d'une part que M GUITONNEAU, en application des dispositions expresses de l'article 22 de la loi du 25 septembre 1948, a eu connaissance du dossier complet de l'affaire en même temps qu'il était avisé des conclusions de renvoi du Procureur général ;

Considérant d'autre part que M GUITONNEAU, dès sa mise en cause, a eu connaissance, à sa demande, des documents sur la base desquels était ouverte l'instruction, soit le déféré par la Cour des comptes et la note jointe, et le réquisitoire du procureur général qu'il n'apparaît pas, et qu'il n'est d'ailleurs pas allégué, que, au cours de l'instruction, M GUITONNEAU n'ait pas eu connaissance de pièces qui auraient figuré au dossier et dont l'ignorance aurait pu lui être préjudiciable ;

Considérant qu'il apparaît ainsi que les droits de la défense, résultant non seulement de a loi mais aussi des principes généraux du droit qui s'imposent à toute juridiction et par conséquent à la Cour de discipline budgétaire et financière, n'ont pas été méconnus en l'espèce ;

Sur le fond

Considérant que les relations entre d'une part les entreprises réunies en groupement d'intérêt économique qui avaient constitué la société AREA et en étaient les actionnaires principaux, et d'autre part la société elle-même, ont été définies par une convention et un avenant en date du 2 juillet 1971, modifiés par un avenant du 27 juin 1973 ; que cette convention prévoyait notamment que la société AREA, qui procédait elle-même à la réalisation des ouvrages au lieu de la confier, par voie de marchés, aux entreprises de travaux publics, ferait néanmoins bénéficier celles-ci à la fois d'une rémunération de 14 % hors taxes du coût de réalisation des ouvrages, dont 7 % en contrepartie des engagements pris par les entreprises et 7 % dits de frais généraux, et d'un intéressement aux résultats des opérations de construction ; que les entreprises ont reçu entre 1971 et 1975 une somme de 292 millions de francs, dont 224 millions au titre de la rémunération de 14 % et 68 millions au titre de l'intéressement ; que les sommes ainsi perçues sont incontestablement importantes au regard du montant des immobilisations comptabilisées au 31 décembre 1975, soit 1559 millions de francs - ; que les missions ainsi rémunérées ne sont pas définies avec une précision suffisante par la convention de 1971, notamment en ce qui concerne les 7 % dits de frais généraux ; que les entreprises conservaient en outre, en application de l'avenant de 1973, le bénéfice de l'intéressement même en cas de dépassement, dans la limite d'une marge d'aléa de 12 % du coût initialement prévu ;

Considérant cependant que ni l'instruction ni les débats n'ont permis d'établir avec certitude que les avantages ainsi accordés aux entreprises l'aient été sans contreparties effectives, quoique celles- ci fussent malaisément mesurables ; qu'ainsi il n'apparaît pas que ces avantages aient entraîné pour la société AREA un préjudice au sens des dispositions de l'article 6 de la loi du 25 septembre 1948 modifié, et qu'il n'y a dès lors pas lieu pour la Cour de discipline budgétaire de rechercher si M GUITONNEAU, au cours d'une période non couverte par la prescription quinquennale instituée par l'article 30 de ladite loi, a pris une part effective de responsabilité dans l'octroi des avantages en cause ;

Considérant que trois banques actionnaires de la société AREA bénéficiaient, en application d'une convention du 2 juillet 1971, de l'exclusivité des opérations de trésorerie et de financement de la société, en contrepartie de l'obligation de mobiliser dans les meilleurs délais et aux meilleures conditions les sommes nécessaires au financement des travaux, et d'assurer l'ensemble des besoins de trésorerie et de financement de la société AREA aux meilleures conditions du marché ; qu'elles percevaient les commissions d'usage pour le placement des emprunts ;

Que par avenant du 27 juin 1973, la société AREA s'est engagé à verser à ces banques une commission de 1 %, calculée rétroactivement sur l'ensemble du financement mis en oeuvre depuis l'origine, diminué du montant du capital souscrit et des avances en compte courant bloqué ; qu'au 31 décembre 1975, elles avaient perçu à ce titre une somme de 19 millions de francs, égale au montant de leur participation au capital d'AREA ;

Considérant que ni l'instruction ni les débats n'ont apporté la preuve que les dispositions contractuelles arrêtées en 1971 aient comporté, au détriment des banques, un déséquilibre justifiant l'octroi en 1973 d'une rémunération supplémentaire ; que celle-ci aurait été fondée uniquement sur l'accroissement des besoins de financement de la société pour la réalisation anticipée d'une tranche conditionnelle de travaux, néanmoins prévue dans le traité de concession ; qu'ainsi l'avantage nouveau accordé en 1973 auxdites banques constitue bien un avantage injustifié ayant entraîné un préjudice pour l'organisme au sens des dispositions de l'article 6 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée ;

Considérant cependant qu'il ne résulte ni de l'instruction ni des débats que M GUITONNEAU, directeur général qui, au surplus, n'était pas administrateur, ait participé aux négociations conduites avec les banques et qui devaient aboutir à la signature de l'avenant de 1973, ni qu'il ait influé sur ces négociations ; qu'il n'est pas établi davantage qu'il ait pu s'opposer à cette signature, ni obtenir ultérieurement la révision de l'avenant dans un sens moins défavorable à la société AREA ; que dès lors sa responsabilité personnelle, n'étant pas juridiquement établie, ne peut être engagée en application des dispositions de l'article 6 susmentionné de la loi du 25 septembre 1948 modifiée ;

Par ces motifs et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres moyens ;

ARRETE :

Article unique : M GUITONNEAU est relaxé des fins de la poursuite.