RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS,
LA COUR DE DISCIPLINE BUDGETAIRE ET FINANCIERE, siégeant à la Cour des comptes, en audience publique, a rendu l'arrêt suivant :
Vu le titre 1er du livre III du code des juridictions financières relatif à la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu la lettre en date du 22 juillet 1999, enregistrée au parquet le 23 juillet 1999, par laquelle le ministre de la défense, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie et le secrétaire d'État au budget ont saisi le Procureur général près la Cour des comptes, ministère public près la Cour de discipline budgétaire et financière, de faits concernant la direction des constructions navales (DCN) et faisant présumer des irrégularités dans la gestion d'une opération de vente de sous-marins au Pakistan ;
Vu le réquisitoire du Procureur général près la Cour des comptes, ministère public près la Cour de discipline budgétaire et financière, en date du 20 septembre 2000, saisissant le Président de la Cour de discipline budgétaire et financière des irrégularités susvisées pour la période non prescrite ;
Vu la décision du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière du 11 avril 2001 désignant comme rapporteur Mme Bazy-Malaurie, conseiller maître à la Cour des comptes ;
Vu les lettres recommandées en date du 21 décembre 2001 par lesquelles le Procureur général a informé MM. Henri Conze ancien délégué général pour l'armement, et Jacques Grossi, ancien directeur des constructions navales, de l'ouverture d'une instruction dans les conditions prévues à l'article L. 314-4 du code précité, ensemble les accusés de réception de ces lettres ;
Vu la lettre du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière en date du 27 mai 2002, transmettant au Procureur général le dossier de l'affaire après dépôt du rapport d'instruction, conformément à l'article L. 314-4 du code des juridictions financières ;
Vu la lettre du Procureur général en date du 24 décembre 2002 informant le Président de la Cour de discipline budgétaire et financière de sa décision de poursuivre la procédure, en application de l'article L. 314-4 du code précité ;
Vu les avis émis le 18 mars 2003 par la ministre de la défense et le 12 mai 2003 par le ministre délégué au budget et à la réforme budgétaire ;
Vu la lettre du président de la Cour de discipline budgétaire et financière en date du 4 janvier 2005 transmettant au Procureur général le dossier de l'affaire, conformément à l'article L. 314-6 du code des juridictions financières ;
Vu la décision du Procureur général en date du 18 janvier 2005 renvoyant MM. Conze et Grossi devant la Cour de discipline budgétaire et financière, en application des dispositions de l'article L. 314-6 du code précité ;
Vu les lettres recommandées adressées le 8 avril 2005 par la greffière de la Cour de discipline budgétaire et financière à MM. Conze et Grossi les avisant qu'ils pouvaient, dans un délai de quinze jours, prendre connaissance du dossier de l'affaire dans les conditions prévues à l'article L. 314-8 du code des juridictions financières, ensemble les accusés de réception de ces lettres ;
Vu les lettres recommandées adressées le 30 mai 2005 par la greffière à MM. Conze et Grossi les citant à comparaître devant la Cour de discipline budgétaire et financière, ensemble les accusés de réception de ces lettres ;
Vu le mémoire en défense présenté le 17 mai 2005 par M. Conze, enregistré au greffe de la Cour de discipline budgétaire et financière le 19 mai 2005 et le mémoire présenté le 19 mai 2005 par M. Grossi, enregistré le 23 mai 2005 ;
Vu la lettre de la ministre de la défense en date du 7 juillet 2005 informant le président de la Cour de discipline budgétaire et financière de l'avis rendu par le conseil supérieur de l'armement le 9 juin 2005 ;
Vu l'arrêt de la Cour de discipline budgétaire et financière n° 150-493 en date du 28 octobre 2005 ;
Vu la décision du Conseil d'État n° 288620 lue le 31 mars 2008 annulant les articles 2 et 3 de l'arrêt précité de la Cour de discipline budgétaire et financière et renvoyant l'affaire devant la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu la décision du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière du 28 mai 2008 désignant comme rapporteur M. Michel Carles, premier conseiller de chambre régionale des comptes ;
Vu les lettres recommandées en date du 3 juin 2008 avisant respectivement MM. Conze et Grossi qu'ils pouvaient prendre connaissance du dossier suivant les modalités prévues à l'article L. 314-8 du code des juridictions financières, ensemble les accusés de réception de ces lettres ;
Vu les lettres recommandées en date des 16 juillet et 1er octobre 2008 citant MM. Conze et Grossi à comparaître devant la Cour de discipline budgétaire et financière le 17 octobre 2008, ensemble les accusés de réception de ces lettres ;
Vu le mémoire en défense enregistré au greffe le 18 juillet 2008 présenté pour MM. Conze et Grossi par la SCP Recoules & associés, avocats au barreau de Paris, ensemble les productions annexées ;
Vu la lettre du président de la société DCNS enregistrée au greffe le 16 juillet 2008 ;
Vu l'ensemble des pièces qui figurent au dossier, notamment les procès-verbaux d'audition ainsi que le rapport d'instruction de Mme Bazy-Malaurie ;
Entendu le rapporteur, M. Carles, résumant le rapport écrit de Mme Bazy-Malaurie, en application des articles L. 314-12 et R. 314-1 du code des juridictions financières ;
Entendu le représentant du ministère public, résumant la décision de renvoi, en application des articles L. 314-12 et R. 314-1 du code des juridictions financières ;
Entendu en leurs observations MM. Grossi et Conze et Me Recoules, leur conseil, en application de l'article L. 314-12 du code des juridictions financières ;
Entendu le Procureur général en ses conclusions et en ses réquisitions ;
Entendu en sa plaidoirie Me Recoules, avocat de MM. Conze et Grossi, la défense ayant eu la parole en dernier ;
Sur la saisine de la Cour
Considérant que par sa décision susvisée en date du 31 mars 2008, le Conseil d'Etat a, d'une part, annulé les articles 2 et 3 de l'arrêt de la Cour de discipline budgétaire et financière du 28 octobre 2005 condamnant M. Grossi et M. Conze à une amende, eu égard à leurs responsabilités dans la négociation du contrat de vente des sous-marins et, d'autre part, renvoyé MM. Grossi et Conze devant la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Considérant que, par suite, la Cour n'est saisie que des griefs relatifs aux conditions de négociation de ce contrat, à l'exclusion des griefs figurant dans la décision de renvoi relatifs aux conditions de son exécution et au contrat conclu avec les Chantiers de l'Atlantique sur lesquels elle a statué par son arrêt du 28 octobre 2005 qui dans cette mesure est devenu définitif ;
Sur la compétence de la Cour
Considérant que les personnes mises en cause, qui sont agents civils ou militaires de l'État, entrent dans les catégories définies par l'article L. 312-1-I b du code des juridictions financières et sont donc justiciables de la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Sur la prescription
Considérant que les faits postérieurs au 23 juillet 1994 ne sont pas couverts par la prescription de cinq ans prévue par l'article L. 314-2 du code des juridictions financières ;
Sur le respect du principe du contradictoire :
Considérant que la défense observe que certaines pièces du dossier, qui résultent de contrôles menés au sein du ministère de la défense antérieurement à la saisine de la Cour, n'ont pas donné lieu, à l'époque de leur rédaction, à l'audition des personnes mises en cause ;
Considérant que les personnes renvoyées devant la Cour ont été mises en mesure d'exercer leurs droits à contradiction selon les modalités prévues par le code des juridictions financières ; qu'en particulier, les intéressés ont eu accès à la totalité du dossier jusqu'à l'audience, y compris aux rapports établis par le contrôle général des armées seul et conjointement avec l'inspection générale des finances et qu'ils ont été mis en mesure de présenter des arguments en défense à l'encontre des faits et analyses que comportaient ces rapports ; que l'observation de la défense est sans incidence sur la procédure suivie devant la Cour ;
Sur le fond
Sur les irrégularités
Considérant qu'un contrat de vente de trois sous-marins de type « Agosta » 90 B a été conclu le 21 septembre 1994 pour un montant de 5 415 MF (826 M€) entre la société DCN-International (DCN-I) et l'État du Pakistan ; que ce contrat était accompagné d'un accord d'État à État du même jour apportant la garantie par l'État français du respect par les industriels de leurs obligations et fixant les conditions de coopération et d'intervention du ministère de la défense ; que la direction des constructions navales (DCN) était l'un des fournisseurs principaux et était désignée comme maître d'œuvre pour réaliser l'essentiel du contrat, assurer le transfert de technologie et fournir le système de propulsion anaérobie « MESMA » ;
Considérant que les opérations conduites par la direction des constructions navales dans le cadre de l'exécution de ce contrat étaient imputées sur le compte de commerce ouvert à son nom ; que les opérations imputées à un compte de commerce obéissaient aux mêmes règles de prévision, d'autorisation et d'exécution que celles qui étaient imputées sur le budget général ; que le caractère évaluatif des dépenses, qui caractérisait les comptes de commerce aux termes de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 relative aux lois de finances alors en vigueur, ne faisait pas obstacle à la nécessité de les prévoir et de les maîtriser, d'autant que le découvert fixé annuellement pour chaque compte revêtait un caractère limitatif ; qu'en toute hypothèse, les données communiquées aux autorités budgétaires, qui déterminaient le montant des autorisations de dépense ainsi que celui du découvert autorisé du compte de commerce, devaient être complètes et sincères ;
Considérant qu'en application de l'arrêté du 15 juillet 1992 portant organisation de la direction des constructions navales, il revenait au service industriel de cette direction d'arrêter les devis de fabrication des sous-marins ; qu'il n'existait pas de procédure d'élaboration et de validation de ces devis ; qu'il n'a pu être fourni aucun document à l'appui de la signature du contrat établissant de manière précise le coût prévisionnel de réalisation des prestations et engagements prévus au contrat ; que les informations disponibles tant sur le nombre d'heures de travail nécessaires que sur le coût horaire, qui étaient les deux éléments servant au chiffrage du coût des opérations de l'établissement de Cherbourg de la direction des constructions navales, présentent des écarts importants pouvant aller jusqu'à 20 % ; qu'à la date de signature du contrat, les incertitudes étaient donc patentes sur le coût de fabrication des sous-marins, qui représentait la plus grande part dudit contrat ; que des incertitudes pesaient également sur la valeur des prestations liées à l'engagement de transfert de technologie pris par la DCN, associé au surplus à un engagement de performance des matériels, qu'ils soient construits en France ou à Karachi ; que lesdits matériels devaient en outre être dotés d'un système de propulsion qui à l'époque était encore en cours de développement ; que ces différentes incertitudes faisaient peser un risque de déséquilibre important dans l'exécution du contrat et de perte à terminaison ;
Considérant qu'en dépit de cette situation, aucune information sur un tel risque, lié à l'incapacité de connaître de façon précise le coût de revient global de l'opération, n'a été portée à la connaissance du ministre de la défense au cours de la période non prescrite précédant la signature du contrat et notamment à l'occasion de la réunion interministérielle tenue à ce sujet le 1er septembre 1994, à laquelle participait un représentant du délégué général pour l'armement ; que les premières notes d'information officielles sur le montant d'une perte prévisionnelle destinées au ministre datent de 1997 ;
Considérant au surplus que dans la période précédant immédiatement la signature du contrat, de nouvelles concessions financières ont été accordées à la partie pakistanaise, en particulier les 7, 15 et 18 septembre pour un montant total de 147,6 MF (22,5 M€) ; que ce montant est établi par une note de DCN-I en date du 19 septembre 1994 dont les données ont été rapprochées des archives des négociations par l'inspection générale des finances et le contrôle général des armées ; que ce même document établit que ces réductions de prix étaient assorties de modifications du contenu technique favorables à la partie pakistanaise dont le coût prévisionnel supplémentaire n'était pas évalué ; que ces différentes concessions, accordées alors qu'il n'avait pas été fait état devant le ministre de la défense de l'incapacité d'établir précisément le coût de revient global de l'opération, ne pouvaient qu'accroître le risque d'un déséquilibre important dans l'exécution du contrat et de perte à terminaison ;
Considérant que dans leur mémoire en défense susvisé, les personnes renvoyées devant la Cour ont fait valoir que le contrat était le résultat d'une volonté politique exempte de toute considération de rentabilité ou de déficit ;
Considérant que le montant d'une offre à l'exportation peut certes reposer sur une telle volonté politique et donc sur des critères extérieurs au bilan financier d'ensemble d'un contrat, mais que celui-ci doit être connu des ministres pour permettre une prise de décision éclairée ;
Considérant qu'en l'espèce le défaut d'information sur l'existence d'un risque de déséquilibre important dans l'exécution du contrat et de perte à terminaison constitue une violation des règles de prévision des autorisations des dépenses relatives aux comptes de commerce, prévues notamment par les articles 24 et 26 de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 précitée, applicables au moment des faits ; que des règles relatives à l'exécution des recettes et des dépenses de l'État ont donc été méconnues en l'espèce, ce qui est constitutif de l'infraction sanctionnée par l'article L. 313-4 du code des juridictions financières ;
Sur les responsabilités
Considérant que M. Grossi, directeur des constructions navales du 1er septembre 1991 au 1er février 1995, avait autorité sur l'ensemble des services de la direction dont faisait partie à l'époque le service industriel de la DCN ; qu'il a admis avoir pensé qu'il serait difficile d'exécuter le contrat en équilibre ; qu'il n'est pas établi qu'il a communiqué cette information aux échelons hiérarchiques supérieurs ; que, par son abstention, il a fait preuve d'une négligence caractérisée qui a rendu possibles les irrégularités précitées au moment de la conclusion du contrat de vente des sous-marins ; qu'à ce titre, il a enfreint les principes fondamentaux associés aux règles de prévision, d'exécution et de gestion de la dépense publique résultant notamment de l'ordonnance organique de 1959 sus mentionnée ; qu'il a ainsi engagé sa responsabilité au regard de l'infraction prévue à l'article L. 313-4 du code des juridictions financières ;
Considérant que M. Conze, délégué général pour l'armement du 17 mai 1993 au 27 mars 1996, avait autorité sur la DCN, en application du décret n°77-1343 du 6 décembre 1977 portant organisation de l'administration centrale du ministère de la défense ; qu'il a admis au cours de la procédure que le contrat comportait des incertitudes et qu'à l'époque de sa signature, il n'était pas possible de connaître le coût à terme des prestations qu'il prévoyait ; qu'il était nécessairement informé du déroulement des négociations, compte tenu du montant des offres en cours ainsi que de l'organisation mise en place, qui impliquait plusieurs services de la délégation générale pour l'armement ; qu'il était donc avisé des concessions successives faites au Pakistan tant sur le contenu du contrat que sur les prix ; qu'il n'a toutefois à aucun moment exigé de bilan d'ensemble présentant les risques financiers que comportait l'opération ; que le débat interministériel, qu'il s'agisse du montant des autorisations de dépense du compte de commerce ou de la discussion des termes financiers de l'offre à faire au Pakistan, n'a de ce fait pas été mené sur la base d'informations pertinentes ; que par son abstention, M. Conze a fait preuve d'une négligence caractérisée qui a rendu possibles les irrégularités précitées au moment de la conclusion du contrat de vente des sous-marins ; qu'à ce titre, il a enfreint les principes fondamentaux associés aux règles de prévision, d'exécution et de gestion de la dépense publique résultant notamment de l'ordonnance organique de 1959 sus mentionnée ; qu'il a ainsi engagé sa responsabilité au regard de l'infraction prévue à l'article L. 313-4 du code des juridictions financières ;
Sur l'existence de circonstances atténuantes
Considérant que la DCN devait à l'époque des faits faire face à une importante réduction du plan de charge de l'établissement de Cherbourg ; que dans ce contexte, la conclusion du contrat avec le Pakistan constituait un enjeu majeur susceptible de fournir un grand volume d'heures de travail à la DCN ; que la perspective de ce contrat permettait d'escompter une réduction du sous-emploi prévisible au sein de l'établissement de Cherbourg, dont le coût induit avait préalablement été évalué à 1 milliard de francs (154 M€) ; qu'il y a lieu de retenir ce contexte comme une circonstance atténuante ;
Sur le montant des amendes
Considérant qu'il sera fait une juste appréciation des circonstances de l'espèce en infligeant une amende de deux mille euros à M. Grossi et une amende de deux mille euros à M. Conze ;
Sur la publication
Considérant qu'il y a lieu, en application de l'article L. 314-20 du code des juridictions financières, de publier le présent arrêt au Journal officiel de la République française.
ARRÊTE :
Article 1er : M. Jacques Grossi est condamné à une amende de 2 000 euros (deux mille euros).
Article 2 : M. Henri Conze est condamné à une amende de 2 000 euros (deux mille euros).
Article 3 : Le présent arrêt sera publié au Journal officiel de la république française.
Délibéré par la Cour de discipline budgétaire et financière, deuxième section, le dix-sept octobre deux mil huit par M. Racine, président de la section des finances du Conseil d'État, vice-président de la Cour de discipline budgétaire et financière, président ; M. Pinault, président de la section de l'administration du Conseil d'Etat, MM. Mayaud et Duchadeuil et Mme Froment-Meurice, conseillers maîtres à la Cour des comptes.
Lu en séance publique le cinq décembre deux mil huit.
En conséquence, la République mande et ordonne à tous huissiers de justice sur ce requis de mettre ledit arrêt à exécution, aux procureurs généraux et aux procureurs de la République près les tribunaux de grande instance d'y tenir la main, à tous les commandants et officiers de la force publique de prêter main-forte lorsqu'ils en seront légalement requis.
En foi de quoi, le présent arrêt a été signé par le président de la Cour et la greffière.
Le
Président,
la greffière,
Pierre-François
RACINE
Maryse LE GALL