Vu la loi n° 48-1484 du 25 septembre 1948, modifiée et complétée par les lois n° 55-1069 du 6 août 1955 et n° 63-778 du 31 juillet 1963, tendant à sanctionner les fautes de gestion commises à l'égard de l'Etat et de diverses collectivités, et portant création d'une Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu la décision en date des 8 et 21 mars 1966 par laquelle la Commission de vérification des comptes des entreprises publiques a saisi la Cour de discipline budgétaire et financière de certaines opérations effectuées par la Mutuelle Générale Française Accidents à l'occasion de l'intervention de la dite société dans la mise en construction d'un immeuble dans la zone de la Défense, et nommément déféré les sieurs Jean-Marie LELIEVRE, président-directeur général, et Paul CROZES, directeur adjoint ;
Vu le réquisitoire du Procureur général de la République en date du 10 juillet 1967 transmettant le dossier à la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu la décision du président de la Cour de discipline budgétaire et financière du 12 juillet 1967 désignant comme rapporteur M THERRE, conseiller référendaire à la Cour des comptes ;
Vu les accusés de réception des lettres recommandées adressées le 27 octobre 1967 aux sieurs LELIEVRE et CROZES les informant de l'ouverture d'une instruction et les avisant qu'ils étaient autorisés à se faire assister soit par un mandataire, soit par un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ;
Vu l'avis émis le 22 septembre 1969 par le ministre de l'économie et des finances ;
Vu les conclusions du Procureur général de la République en date du 5 décembre 1969 renvoyant les sieurs LELIEVRE et CROZES devant la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu les accusés de réception des lettres recommandées adressées le 9 décembre 1969 aux sieurs LELIEVRE et CROZES les avisant qu'ils pouvaient dans un délai de 15 jours prendre connaissance du dossier de l'affaire, soit par eux-mêmes, soit par un mandataire, soit par un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ;
Vu les mémoires en défense présentés respectivement pour le sieur LELIEVRE et pour le sieur CROZES par maître LABBE et maître GIFFARD, avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ;
Vu les accusés de réception des lettres recommandées adressées le 18 mai 1971 aux sieurs LELIEVRE et CROZES et les invitant à comparaître ;
Vu l'ensemble des pièces qui figurent au dossier et notamment les procès-verbaux d'interrogatoire ;
Ouï M THERRE, conseiller référendaire à la Cour des comptes, en son rapport ;
Ouï le Procureur général de la République en ses conclusions ;
Ouï en leurs explications maître LABBE, représentant le sieur LELIEVRE, et le sieur CROZES, assisté de maître GIFFARD ;
Ouï le Procureur général en ses réquisitions ;
Ouï en leurs observations le sieur CROZES, maîtres LABBE et GIFFARD, les intéressés et leurs conseils ayant eu la parole les derniers ;
Sur l'exception d'incompétenceConsidérant que les sieurs LELIEVRE et CROZES allèguent que la mutuelle générale française accidents ne saurait légalement figurer au nombre des "entreprises nationalisées" visées au 1er alinéa de l'article 56 de la loi du 6 janvier 1948 instituant une "commission de vérification des comptes... des entreprises nationalisées" ; qu'en effet, si l'article 1 de la loi du 25 avril 1946 a bien nationalisé un ertain nombre de sociétés d'assurances, dont nommément la mutuelle générale française accidents, l'article 12 de la dite loi prévoyait que les dispositions de ses articles 5 à 13 seraient adaptées aux sociétés "mutuelle générale française" par un décret pris en conseil des ministres ; que, le dit décret n'étant jusqu'ici pas intervenu, la nationalisation n'aurait pas été consommée, faute par l'Etat d'avoir réalisé dans les conditions prévues par la loi de transfert à son profit du capital de l'entreprise ; que dès lors la mutuelle générale française accidents ne ressortirait pas à la compétence de la Commission de vérification des comptes des entreprises publiques, qui n'aurait donc pas qualité pour en déférer les agents à la Cour de discipline budgétaire et financière en application de l'article 16 de la loi du 25 septembre 1948 ; que corrélativement les dits agents ne sauraient tomber sous le coup des dispositions de l'article 5, 3 , de la dite loi ; qu'il y a lieu dès lors en l'espèce pour la Cour de discipline budgétaire et financière de déclarer son incompétence ;
Considérant que, si l'article 12 de la loi du 25 avril 1946 a bien prévu l'adaptation de ses articles 5 à 13 aux sociétés Mutuelle générale française par un décret non encore intervenu, le dit article 12, qui d'ailleurs exclut de sa référence l'article 1 de la loi, aux termes duquel, "à compter du 1er juillet 1946, les sociétés d'assurances énumérées (dont nommément la mutuelle générale française accidents) sont nationalisées", ne pouvait avoir ni pour objet ni pour effet de subordonner à l'intervention du décret prévu le transfert de propriété décidé, sans réserve et en termes explicites, par le dit article 1 ;
Considérant dès lors que la mutuelle générale française accidents a bien été, à compter du 1er juillet 1946, une entreprise nationalisée au sens des dispositions de l'alinéa 1er de l'article 56 de la loi du 6 janvier 1948 ; que de ce fait elle ressortit légalement à la compétence de la Commission de vérification instituée par la dite loi, et que la dite commission a tiré légalement compétence de l'article 16 de la loi du 25 septembre 1948 pour déférer les sieurs LELIEVRE et CROZES à la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Considérant qu'il suit de là que les sieurs LELIEVRE et CROZES, qui avaient à l'époque des faits en cause la qualité d'agents "nommés" de la mutuelle générale française accidents au sens des dispositions de l'article 5 de la loi du 25 septembre 1948, ont été et sont valablement déférés devant la Cour de discipline budgétaire et financière ;
En ce qui concerne les infractions relevées à l'encontre des sieurs LELIEVRE et CROZES et les responsabilités encourues par eux :
Considérant que la mutuelle générale française accidents, dans le courant de l'année 1960, avait envisagé de participer à une opération de construction d'un immeuble, dit tour CB 17, implanté dans la zone dont l'aménagement était confié à l'établissement public pour l'aménagement de la Défense, avec qui des contacts avaient été pris en ce sens ; que la mutuelle générale française accidents, pour réaliser l'opération, avait ultérieurement prévu d'une part de constituer avec les coparticipants éventuels une société civile immobilière, d'autre part d'utiliser, à titre de bureau d'études, les services d'une société anonyme constituée à cette fin à Caen en avril 1962, notamment par les consorts MARTIN père et fils et LABORDE, la Société d'Etudes et de Gestion Foncière ;
Considérant que cependant ce projet avait soulevé des objections de plus en plus marquées au sein de la mutuelle générale française accidents, notamment de la part des administrateurs représentant l'Etat à son conseil d'administration qui, en décembre 1962, émirent des doutes exprès tant sur la valeur objective de certains droits acquis en 1960 par la mutuelle générale française accidents que sur le caractère légitime de l'opération ;
Considérant qu'à la date du 12 décembre 1962, le conseil d'administration de la mutuelle générale française accidents prit la délibération suivante : "La majorité du conseil se prononce pour l'abandon pur et simple de la participation mutuelle générale française dans ce projet. Il donne mandat à son président de négocier la récupération intégrale de nos débours" ;
Considérant qu'aux termes d'un arrêté ministériel du 12 janvier 1960 modifiant l'article 2 d'un arrêté du 31 décembre 1953 concernant l'application aux entreprises nationales d'assurances (au nombre desquelles figure légalement la mutuelle générale française accidents depuis la loi de nationalisation du 25 avril 1946) du décret du 9 août 1953 relatif au contrôle de l'Etat sur les entreprises publiques nationales, "les prises ou extensions de participations financières effectuées par les sociétés nationales d'assurances, doivent... faire l'objet d'une approbation par arrêté du ministre des finances, dans tous les cas où ces prises ou extensions de participations ont pour effet de leur attribuer une part égale ou supérieure à dix pour cent dans le capital d'une entreprise" ;
Considérant qu'à la date du 16 janvier 1963, une nouvelle délibération du conseil d'administration de la mutuelle générale française accidents, arrêtant les "modalités de la liquidation" décidée le 12 décembre 1962, décidait de ne pas notifier ce retrait à l'établissement public pour l'aménagement de la Défense, et admettait de participer à la création de la société civile immobilière en souscrivant, ainsi qu'il avait été prévu, la quasi- totalité de son capital, soit 95 ou 99 millions d'anciens francs sur 100 millions, la société civile immobilière étant ultérieurement transformée en Société anonyme et les droits de la mutuelle générale française accidents cédés aux coparticipants ; que la dite délibération spécifiait "qu'en toute hypothèse l'autorisation préalable du ministère des Finances doit être obtenue pour la constitution de la société civile immobilière" ;
Considérant qu'une nouvelle délibération du conseil d'administration du 13 février 1963 rappelait les modalités sus- indiquées et notamment la constitution d'une société civile immobilière, sans pour antant évoquer à nouveau expressément la nécessité de l'autorisation ministérielle ;
Considérant qu'à la date du 7 mars 1963, le sieur LELIEVRE, ès qualité de président directeur général de la mutuelle générale française accidents et par habilitation du conseil d'administration, signait avec la société d'études et de gestion foncière, elle-même "mandataire des sociétés utilisatrices de la tour CB 17", une convention prévoyant la constitution immédiate d'une société civile immobilière dans laquelle la totalité des droits de la mutuelle générale française accidents serait rachetée par la Société d'études et de gestion foncière, et signait d'autre part l'acte constitutif des statuts de la société civile immobilière Alsace-Défense, le capital social de 910 000 francs étant souscrit à concurrence de 900 000 francs par la mutuelle générale française accidents et de 10 000 francs par la société d'études et de gestion foncière, cette dernière étant d'ailleurs désignée comme gérant statutaire unique de la dite société civile immobilière Alsace-Défense ; qu'à la date du 27 juin 1963, le sieur LELIEVRE, toujours ès qualité, signait pour la mutuelle générale française accidents l'acte transformant la société civile immobilière Alsace-Défense en société anonyme, alors que la mutuelle générale française accidents détenait au moins encore 2800 des 9100 actions constitutives du capital social ;
Considérant que ni avant le 7 mars 1963, ni entre le 7 mars et le 27 juin 1963, ni postérieurement à cette date jusqu'à la cessation de leurs fonctions, ni le sieur LELIEVRE, ni le sieur CROZES n'ont sollicité ni fait solliciter par un agent quelconque de la mutuelle générale française accidents l'autorisation ministérielle requise par l'arrêté susmentionné du 12 janvier 1960, que ce soit au titre de la société civile immobilière ou à celui de la société anonyme ;
Considérant cependant que, dans une lettre adressée en date du 5 décembre 1962 à la direction des assurances du ministère des Finances sous la signature du sieur CROZES, la mutuelle générale française accidents, évoquant la procédure initialement envisagée, avait explicité son intention de solliciter l'autorisation prévue par l'arrêté du 12 janvier 1960 "pour partage à plus de 10 % dans le compte de la société civile immobilière" ;
Considérant d'autre part que le directeur des assurances, dans une lettre du 8 juin 1965, a relevé que le sieur CROZES était venu demander à l'un de ses collaborateurs s'il serait possible de constituer une société immobilière de façade et qu'il lui avait été vivement conseillé d'abandonner ce projet ; que si le sieur CROZES a, au cours de l'instruction, déclaré n'avoir aucun souvenir de cet entretien, la réalité et le contenu en ont été à nouveau confirmés en date du 10 mars 1969 par le directeur des assurances ;
Considérant que ne saurait être valablement invoqué le fait que la délibération du conseil d'administration du 13 février 1963 n'ait pas rappelé à nouveau la nécessité de l'autorisation ministérielle, alors surtout qu'en toute hypothèse le dit conseil n'avait aucune compétence pour écarter, par ses délibérations, l'application des dispositions réglementaires ;
Considérant qu'est sans portée rétroactive, au regard de la régularité des actes de 1963 constitutifs des deux sociétés Alsace- Défense, l'arrêté ministériel du 16 mars 1966 qui, sur une demande de la mutuelle générale française accidents du 11 mars 1966, devait ultérieurement autoriser, par référence à l'arrêté du 12 janvier 1960, l'acquisition par la mutuelle générale française accidents de 5249 actions de la société anonyme immobilière Alsace-Défense ;
Considérant dès lors qu'eu égard d'une part à la responsabilité inhiérente aux fonctions de président directeur général assumées par le sieur LELIEVRE, qui a présidé les conseils d'administration des 12 décembre 1962 et 16 janvier 1963 et a signé les actes constitutifs des deux sociétés successives Alsace-Défense, d'autre part au rôle assumé par le sieur CROZES dans le cadre des pouvoirs dont celui- ci disposait et dela confiance que lui manifestait le président directeur général, il y a lieu de relever à l'encontre des sieurs LELIEVRE et CROZES une infraction à une règle relative à l'exécution des dépenses et à la gestion des biens de la mutuelle générale française accidents, par violation des dispositions de l'arrêté du 12 janvier 1960 ;
Considérant que l'infraction en cause ne saurait être ramenée à la simple méconnaissance, sans autre conséquence, d'une règle formelle ;
Considérant en effet qu'a été créée de la sorte une nouvelle entreprise, propriété quasi-intégrale de la mutuelle générale française accidents, mais personne morale juridiquement indépendante de celle-ci ; que les tout premiers actes de cette entreprise, dès mars 1963, ont comporté : d'une part le versement d'une somme de 2 100 000 francs, dont 1 200 000 francs à la mutuelle générale française accidents pour remboursement des débours initiaux de celle-ci, et 900 000 francs aux consort MARTIN et LABORDE au titre d'une indemnité dont ni l'instruction ni les débats n'ont pu complètement élucider le bien- fondé et la contre-partie, d'autre part l'octroi à la société d'études et de gestion foncière de la mission intégrale de réaliser le tour CB 17, moyennant une rémunération égale à 8 % du coût total de l'opération, rémunération sur laquelle furent versées, avant la fin de 1964, 2 190 000 francs d'avances ;
Considérant sans doute qu'il peut être allégué qu'en 1963 la mutuelle générale française accidents, si elle avait immédiatement constitué sa part du capital de la société civile immobilière Alsace- Défense, avait été au moins tacitement dispensée de répondre à ses appels de fonds, et que d'autre part les paiements effectués par la société civile immobilière Alsace-Défense seraient finalement demeurés sans incidence sur le patrimoine de la mutuelle générale française accidents si celle-ci, comme elle l'avait prévu, avait pu céder l'intégralité de ses droits et n'avait pas été tenue, en tant qu'actionnaire principal d'Alsace-Défense, de supporter les conséquences de tous les paiements effectués par celle-ci ;
Mais considérant qu'en fait la cession projetée ne peut avoir lieu, la méfiance croissante des coparticipants envers la société d'études et de gestion foncière et leur désir de ne pas voir la mutuelle générale française accidents se retirer de l'opération les ayant incités à s'opposer à ce retrait, ce que leur permit précisément le non versement des fonds appelés ;
Considérant que le sieur LELIEVRE a retiré au sieur CROZES, en décembre 1964, le dossier d'Alsace- Défense ; qu'après diverses péripéties, parmi lesquelles on doit noter la rupture unilatérale en mai 1965 par la société Alsace-Défense, où la mutuelle générale française accidents était alors minoritaire, du contrat avec la société d'études et de gestion foncière chargeant celle-ci de l'opération de construction, la mutuelle générale française accidents, au début de 1966, dut réexaminer l'affaire, et décida, par une délibération de son conseil d'administration du 13 janvier 1966, de demeurer dans l'opération et d'en reprendre l'initiative ;
Considérant qu'en définitive les irrégularités qui ont affecté la constitution d'Alsace-Défense en 1963 n'ont pas été sans incidence sur la situation financière, commerciale et administrative de la mutuelle générale française accidents ; que la responsabilité des sieurs LELIEVRE et CROZES, compte tenu du rôle joué par chacun d'eux, est engagée de ce chef ;
Considérant qu'il sera fait une exacte appréciation de l'ensemble des circonstances et éléments ci-dessus rappelés en infligeant aux sieurs LELIEVRE et CROZES une amende d'un montant correspondant approximativement à leur rémunération moyenne d'un mois de l'année 1963, soit dix mille francs pour le sieur LELIEVRE et sept mille francs pour le sieur CROZES ;
ARRETE :
Article 1 - Le sieur LELIEVRE est condamné à une amende de dix mille francs.
Article 2 - Le sieur CROZES est condamné à une amende de sept mille francs.