REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS,

LA COUR DE DISCIPLINE BUDGETAIRE ET FINANCIERE, siégeant à la Cour des comptes, en audience non publique, a rendu l'arrêt suivant :

LA COUR,

Vu le titre Ier du livre III du code des juridictions financières, relatif à la Cour de discipline budgétaire et financière ;

Vu la lettre du 29 novembre 1994, enregistrée au Parquet le 30 novembre 1994, par laquelle la Cour des comptes, sur déféré décidé par la septième chambre dans sa séance du 16 février 1994, a saisi la Cour de discipline budgétaire et financière d'irrégularités constatées dans l'utilisation de fonds transférés par la Compagnie générale maritine (CGM) à la CGM Espana, sa filiale espagnole, en vue d'une augmentation de capital ;

Vu le réquisitoire du 23 janvier 1995 par lequel le Procureur général près la Cour des comptes, ministère public près la Cour de discipline budgétaire et financière, a transmis le dossier à la Cour de discipline budgétaire et financière ;

Vu la décision du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière du 3 février 1995 désignant comme rapporteur M. Chabrun, conseiller maître à la Cour des comptes ;

Vu les accusés de réception des lettres des 14 mars, 18 septembre, 3 octobre, 16 novembre 1995 et 12 janvier 1996 par lesquelles le Procureur général a informé M. Robert Devoti, ancien représentant général de la CGM en Espagne, et président de la CGM Espana, M. Yves Dejou, ancien directeur général délégué de la CGM, M. Francis Lemor, ancien directeur général adjoint de la Compagnie générale maritime et financière (CGMF), société holding du groupe CGM, M. François Adam, ancien directeur financier de la CGM et M. Claude Abraham, ancien président de la CGM, de l'ouverture d'une instruction dans les conditions prévues à l'article L. 314-4 du code précité ;

Vu l'avis du Ministre de l'Economie et des finances en date du 5 septembre 1996 ;

Vu les conclusions motivées du Procureur général, en date du 6 novembre 1996, renvoyant MM. Devoti, Dejou et Lemor devant la Cour de discipline budgétaire et financière, en application de l'article L. 314-6 du code des juridictions financières, et ne retenant pas, en revanche, la responsabilité de MM. Abraham et Adam ;

Vu l'avis émis le 20 mars 1997 par la commission administrative paritaire compétente à l'égard du corps des ingénieurs de l'aviation civile ;

Vu les accusés de réception des lettres du 4 avril 1997 du secrétaire général de la Cour de discipline budgétaire et financière avisant MM. Devoti, Dejou et Lemor qu'ils pouvaient prendre connaissance du dossier, suivant les modalités précisées à l'article L. 314-8 du code précité ;

Vu les lettres du Procureur général en date du 5 mai 1997 citant MM. Devoti, Dejou et Lemor à comparaître devant la Cour de discipline budgétaire et financière, et leur précisant qu'en l'absence de demande contraire de leur part, l'audience de la Cour n'aurait pas de caractère public, ensemble les accusés de réception de ces lettres ;

Vu les mémoires en défense présentés par M. Lemor, le 14 mai 1997, par M. Dejou le 19 mai 1997 et par M. Devoti le 4 juin 1997, enregistrés au greffe de la Cour les 15 mai, 21 mai et 12 juin 1997 respectivement ;

Vu l'ensemble des pièces qui figurent au dossier, notamment les procès-verbaux d'audition de MM. Devoti, Dejou, Lemor, Adam et Abraham et le rapport d'instruction de M. Chabrun ;

Entendu M. Chabrun en son rapport ;

Entendu Mme le Procureur général en ses conclusions et réquisitions ;

Entendu en leurs explications et observations MM. Devoti, Dejou et Lemor, les intéressés ayant eu la parolde en dernier ;

Sur la compétence de la Cour :

Considérant qu'en leur qualité d'anciens agents de la Compagnie générale maritime et financière (CGMF), société dont le capital était, à l'époque des faits, détenu en totalité par l'Etat, de la Compagnie générale maritime, filiale à 99 % de la CGMF ou de la CGM Espana, filiale à 100 % de la CGM, entreprises alors soumises au contrôle de la Cour des comptes en application des articles L. 111-4 et L. 133-1 ou L. 133-2 du code des juridictions financières, MM. Devoti, Dejou et Lemor sont justiciables de la Cour de discipline budgétaire et financière ;

Sur les irrégularités :

Considérant qu'afin de régler la souscription de la CGM à l'augmentation envisagée du capital de sa filiale CGM Espana, une somme de 140 millions de pesetas, soit environ 7,7 millions de francs, a été transférée au profit de celle-ci en mars 1991 dans la perspective d'un regroupement des participations de la CGM en Espagne sur lequel le conseil d'administration de la compagnie a été appelé à délibérer en novembre 1991 ;

Considérant qu'à la suite de négociations engagées en mai 1991 M. Devoti a pris la décision d'acquérir pour le compte de la société CGM Espana un immeuble situé au 6, Paseo Colon à Barcelone ; que cette opération immobilière, mise au point par M. Devoti lui-même, comprenait l'achat de l'immeuble, l'éviction des locataires, la réhabilitation des locaux et la commercialisation de la partie non utilisée par la CGM ; qu'à cette fin quatre actes notariés avec condition résolutoire en date du 24 juillet 1991 fixant le prix de la transaction à 400 millions de pesetas ont été passés ;

Considérant que le versement de cette somme a été effectué à raison de 250 millions de pesetas lors de la signature des contrats susmentionnés par M. Devoti et pour le solde, soit 150 millions de pesetas, à la signature des actes définitifs de vente le 8 janvier 1992 ; que les 250 millions de pesetas versés en juillet 1991 ont été financés à concurrence de 100 millions de pesetas sur les fonds propres de CGM Espana provenant notamment du transfert de fonds susmentionné et de 150 millions de pesetas par un crédit bancaire ; que les 150 millions de pesetas payés en janvier 1992 l'ont été avec le concours d'un autre crédit bancaire qui a dû alors être obtenu ;

Considérant qu'aux termes d'une note du 20 septembre 1990 du département contrôle de gestion/planification de la CGM précisant la procédure de gestion des investissements pour l'année 1991, qui avait notamment pour destinataire M. Devoti (représentation Barcelone) et s'appliquait aux programmes d'investissement des filiales à plus de 50 %, une autorisation de dépense devait être demandée à la direction générale de la CGM préalablement à tout engagement de plus de 1 million de francs ; que de même, une autorisation de la direction générale était requise pour passer toute commande concernant un investissement à caractère exceptionnel non prévu au budget ;

Considérant que M. Devoti expose lui-même dans son mémoire en défense qu'il n'a à aucun moment informé M. Lemor ni la personne qui, assurant le suivi des liens financiers du groupe sous l'autorité du directeur général adjoint de la CGMF, était son interlocuteur sur les questions immobilières en Espagne ; que s'il soutient qu'il a informé le responsable du département marketing placé sous l'autorité du directeur général délégué de la CGM, M. Dejou, il ressort tant de ses déclarations que des pièces du dossier que cette information n'a été, au mieux, que verbale et qu'aucune note d'investissement n'a été rédigée à l'intention de la direction générale du groupe ; que M. Devoti a affirmé formellement devant la Cour que le conseil d'administration de CGM Espana ne s'est pas réuni le 7 janvier 1992, ni à une autre date, pour l'autoriser à acheter au nom de la société l'immeuble du 6 Paseo Colon, bien qu'un certificat faisant état d'une telle réunion à laquelle M. Dejou aurait participé ait été inséré dans les actes notariés susmentionnés du 8 janvier 1992 ;

Considérant qu'après la découverte par MM. Abraham et Dejou, au début de l'année 1992, de l'acquisition de l'immeuble en cause et de l'opération immobilière ainsi engagée, "M. Devoti a été invité à démissionner de l'ensemble de ses mandats", selon les termes employés par l'ancien président de la CGM dans sa réponse du 8 février 1994 à la Cour, ce qu'il a fait le 8 février 1992 ; qu'en outre les difficultés liées à l'occupation de l'immeuble et l'impossibilité de mener à bien le projet de M. Devoti sans encourir d'importantes dépenses de réhabilitation ont conduit la CGM à se désengager de cette opération en revendant l'immeuble après éviction des locataires ; que ce dénouement s'est traduit par une perte évaluée à 21,4 millions de francs dans la réponse adressée par la CGM à la Cour des comptes ;

Considérant que l'engagement de la procédure d'acquisition de l'immeuble pour un montant de 400 millions de pesetas, soit environ 21,9 millions de francs, par la conclusion des quatre actes notariés du 24 juillet 1991 et le versement de 250 millions de pesetas, sans respecter la procédure de demande d'autorisation fixée par la directive du 20 septembre 1990 qui s'imposait au représentant de la CGM en Espagne et au Président de la CGM Espana, filiale à plus de 50 % de la CGM, constitue une infraction aux règles d'exécution des dépenses de CGM et de sa filiale CGM Espana sanctionnée par l'article L 313-4 du code des juridictions financières ;

Sur les responsabilités :

Considérant que l'infraction relative à l'engagement de CGM Espana dans l'achat de l'immeuble du Paseo Colon sans l'autorisation de la direction générale de la CGM est imputable au premier chef à M. Devoti ; que l'argument invoqué par ce dernier, selon lequel il aurait informé le responsable du département marketing de la CGM des détails du projet, ne saurait l'exonérer de sa responsabilité en l'absence de la moindre preuve écrite qu'il aurait demandé et obtenu l'autorisation d'effectuer l'acquisition en cause ; qu'en revanche la non-information par M. Devoti de son interlocuteur normal sur les questions immobilières en Espagne à la Compagnie générale maritime et financière, la référence indûment faite pour les besoins de l'établissement des actes notariés de janvier 1992 à une réunion du conseil d'administration de la CGM Espana qui ne s'est pas tenue, l'importance du risque pris, qui s'est traduit ultérieurement pour la CGM par un préjudice évalué à plus de 20 millions de francs en 1994, constituent autant de circonstances aggravantes pour lui ;

Considérant que M. Dejou, directeur général délégué de la CGM et responsable des activités terrestres et commerciales au moment des faits, promoteur de l'idée de restructuration des activités de la CGM en Espagne et supérieur hiérarchique du chef de département que M. Devoti aurait informé de l'opération immobilière, a manqué de vigilance tant vis-à-vis des opérations de la filiale espagnole du groupe qu'en ce qui concerne les remontées d'informations dans les départements placés sous son autorité ; qu'il porte, en conséquence, une part de responsabilité dans l'infraction ;

Considérant qu'il ressort par contre des pièces et explications fournies à la Cour par M. Lemor que sa responsabilité en tant que directeur général adjoint de la CGMF et président de la Financière de l'Atlantique n'est pas engagée dans une affaire qui ne relevait pas de ses attributions ;

Considérant qu'il sera fait une juste appréciation des circonstances de l'affaire en infligeant une amende de 20 000 F à M. Devoti et de 5 000 F à M. Dejou ;

Considérant que les circonstances de l'espèce justifient la publication au Journal officiel de la République française ;

ARRETE :

Article 1er : M. Robert Devoti est condamné à une amende de vingt mille francs (20 000 F) .

Article 2 : M. Yves Dejou est condamné à une amende de cinq mille francs (5 000 F).

Article 3 : M. Francis Lemor est relaxé des fins de la poursuite.

Article 4 : Le présent arrêt sera publié au Journal officiel de la République française.

Fait et jugé en la Cour de discipline budgétaire et financière le deux juillet mil neuf cent quatre-vingt-dix-sept.

Présents : M. Massot, président de la section des finances du Conseil d'Etat, vice-président de la Cour de discipline budgétaire et financière, président ; MM. Galmot et Fouquet, conseillers d'Etat, MM. Gastinel et Capdeboscq, conseillers maîtres à la Cour des comptes, membres de la Cour de discipline budgétaire et financière ; M. Chabrun, conseiller maître à la Cour des comptes, rapporteur.

En conséquence, La République mande et ordonne à tous huissiers de justice sur ce requis de mettre ledit arrêt à exécution, aux procureurs généraux et aux procureurs de la République près les tribunaux de grande instance d'y tenir la main, à tous commandants et officiers de la force publique de prêter main-forte lorsqu'ils en seront légalement requis.

En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le Président de la Cour et le Greffier.

Le Président Le Greffier,