AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS,
LA COUR DE DISCIPLINE BUDGETAIRE ET FINANCIERE, siégeant à la Cour des comptes, en audience publique, a rendu l'arrêt suivant :
LA COUR,
Vu le protocole n° 7 à la convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales fait à Strasbourg le 22 novembre 1984, notamment son article 4 ;
Vu le titre 1er du livre III du code des juridictions financières, relatif à la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu la loi n° 48-1484 du 25 septembre 1948 modifiée tendant à sanctionner les fautes de gestion commises à l'égard de l'Etat et de diverses collectivités et portant création d'une Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu la lettre du 3 avril 1995, enregistrée le 4 avril 1995 au Parquet, par laquelle la Cour des comptes (quatrième chambre) a déféré à la Cour de discipline budgétaire et financière des irrégularités commises à l'occasion de la participation du ministère de l'Intérieur et de l'aménagement du territoire au grand débat national sur l'aménagement du territoire en 1993 et 1994 ;
Vu le réquisitoire du 1er septembre 1995 par lequel le Procureur général près la Cour des comptes, ministère public près la Cour de discipline budgétaire et financière, a saisi le Premier président de la Cour des comptes, Président de la Cour de discipline budgétaire et financière, des irrégularités concernant l'absence de mise en concurrence pour le choix du concepteur d'un film publicitaire intitulé La France ne peut pas attendre, les entraves apportées au libre jeu de la concurrence lors de la passation de cinq marchés relatifs à la réalisation et à la production dudit film et la passation de quatre de ces marchés en régularisation ;
Vu la décision du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière du 8 septembre 1995 désignant comme rapporteur M. Jean-Marie Sepulchre, conseiller référendaire à la Cour des comptes ;
Vu les lettres recommandées adressées par le Procureur général le 24 mai 1996 mettant en cause M. William Abitbol, directeur de société, ancien chargé de mission auprès du ministre d'Etat, ministre de l'Intérieur et de l'aménagement du territoire, M. François Marzorati, administrateur civil, ancien chef du service d'information et de relations publiques (SIRP) du ministère, M. Jean-Wilfrid Pré, administrateur civil, ancien directeur général adjoint du Centre national de la cinématographie (CNC), et M. Bruno Chavanat, administrateur civil, ancien secrétaire général de la délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR), fonctions exercées par les intéressés à l'époque des faits ; ensemble les accusés de réception de ces lettres ;
Vu la décision du 6 novembre 1997 par laquelle Mme le Procureur général a fait connaître au Président de la Cour de discipline budgétaire et financière qu'elle estimait, après communication du dossier de l'affaire le 19 septembre 1997, qu'il y avait lieu de poursuivre la procédure ;
Vu l'avis émis le 10 février 1998 par le ministre de l'Intérieur ;
Vu la décision du 1er octobre 1998 du Procureur général renvoyant devant la Cour de discipline budgétaire et financière, en application des dispositions de l'article L. 314-6 du code des juridictions financières, MM. Abitbol, Chavanat, Marzorati et Pré ;
Vu la lettre du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière du 22 octobre 1998 transmettant le dossier au ministre de l'Intérieur pour communication aux commissions administratives paritaires ;
Vu les avis émis le 16 novembre 1998 par la commission administrative paritaire compétente à l'égard des administrateurs civils affectés ou rattachés au ministère de l'Intérieur ; le 14 janvier 1999 par la commission administrative paritaire compétente à l'égard du corps des administrateurs civils affectés au Secrétariat général du gouvernement ; le 19 janvier 1999 par la commission administrative paritaire compétente à l'égard des administrateurs civils affectés au ministère de la culture et de la communication ; le 26 mars 1999 par la commission administrative paritaire interministérielle des administrateurs civils ;
Vu la décision du Président de la Cour de discipline budgétaire et financière du 1er décembre 1998 désignant comme rapporteur M. Rémi Labrusse, auditeur à la Cour des comptes, en remplacement de M. Sepulchre ;
Vu les lettres recommandées en date du 8 avril 1999 du secrétaire général de la Cour de discipline budgétaire et financière avisant MM. Abitbol, Chavanat, Marzorati et Pré qu'ils pouvaient prendre connaissance du dossier suivant les modalités prévues à l'article L. 314-8 du code des juridictions financières, ensemble les accusés de réception, étant constaté que l'avis adressé à M. Chavanat porte la mention "non réclamé" ;
Vu l'attestation de consultation du dossier par M. Chavanat en date du 5 mai 1999 ;
Vu les lettres recommandées du Procureur général en date du 4 mai 1999 citant MM. Abitbol, Chavanat, Marzorati et Pré à comparaître devant la Cour de discipline budgétaire et financière, ensemble les accusés de réception ;
Vu les mémoires en défense de M. Pré et de M. Marzorati, tous deux enregistrés au greffe de la Cour le 17 mai 1999, celui de M. Chavanat, enregistré le 4 juin 1999, et celui de Me Vincensini pour M. Abitbol, enregistré le 15 juin 1999 ;
Vu la lettre du 14 juin 1999 de Me Vincensini, conseil de M. Abitbol, demandant l'autorisation pour celui-ci de ne pas comparaître personnellement à l'audience ;
Vu la lettre du 15 juin 1999 du président de la Cour de discipline budgétaire et financière autorisant M. Abitbol à ne pas comparaître personnellement à l'audience en application des dispositions de l'article L. 314-10 du code des juridictions financières ;
Vu l'ensemble des pièces qui figurent au dossier, notamment le rapport d'instruction, les procès-verbaux d'audition de MM. Abitbol, Chavanat, Marzorati et Pré, et les procès-verbaux de témoignage de MM. Blanchard, producteur, Desbruères, dit Miller, gérant de société, et Dubaut, sous-directeur au ministère de l'Intérieur ;
Entendu M. Labrusse en son rapport ;
Entendu Mme le Procureur général en ses conclusions et réquisitions ;
Entendu en sa plaidoirie Me Vincensini, conseil de M. Abitbol, et en leurs explications et observations MM. Chavanat, Marzorati et Pré, les intéressés et le conseil ayant eu la parole les derniers ;
Sur la compétence de la CourConsidérant que M. Abitbol est justiciable de la Cour de discipline budgétaire et financière pour la période considérée, en application de l'article L. 312-1-I-a) du code des juridictions financières ;
Considérant que MM. Chavanat, Marzorati et Pré sont justiciables de la Cour de discipline budgétaire et financière pour la période considérée, en application de l'article L. 312-1-I-c) du code des juridictions financières ;
Sur la procédure
Considérant que l'absence de réponse du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie à la demande d'avis formulée le 19 novembre 1997, dans le délai de deux mois qui lui avait été imparti, ne fait pas obstacle, en application de l'article L. 314-5 du code des juridictions financières, à la poursuite de la procédure ;
Considérant que, par jugement devenu définitif du tribunal de grande instance de Paris du 7 janvier 1998, MM. Abitbol et Marzorati ont été reconnus coupables du délit d'atteinte à la liberté d'accès ou à l'égalité des candidats dans les marchés publics, en application de l'article 432-14 du code pénal, dans le cadre des procédures de choix du concepteur et du producteur du film La France ne peut pas attendre, pour le premier, et de choix du concepteur du film pour le second ;
Considérant qu'il résulte des dispositions de l'article L. 314-18 du code des juridictions financières que les poursuites devant la Cour de discipline budgétaire et financière sont indépendantes de l'exercice d'une action pénale ; qu'au demeurant, les condamnations prononcées par ce jugement sont fondées sur des infractions différentes de celles pour lesquelles les intéressés ont été renvoyés devant la Cour de discipline budgétaire et financière ; qu'ainsi elles ne font pas obstacle à une poursuite ou à une condamnation devant cette Cour ;
Sur les irrégularités
Pour le recours aux services d'un scénariste et directeur artistique
Considérant que le ministère de l'Intérieur a confié à M. Daniel Robert, président de la société anonyme "Le Parrain - on s'occupe de tout" (Le Parrain) et gérant de la société à responsabilité limitée Société nationale de communication (SNC), une mission comportant la conception d'un synopsis et d'un scénario sous forme d'images dit scénarimage, et le suivi, en tant que directeur artistique, de la réalisation du film La France ne peut pas attendre ;
Considérant en premier lieu que M. Abitbol a déclaré lors de son audition que la prestation demandée à M. Robert recouvrait "la fonction agence, c'est-à-dire la stratégie, la création et le suivi de la production" ; que le montant de la rémunération correspondante n'a pas été fixé par écrit ; que ces prestations ont été facturées pour un montant total de 986 800 F TTC, dont 599 600 F par la société Le Parrain et 387 200 F par la société SNC ;
Considérant que deux factures ont été émises le 18 novembre 1993, l'une de 299 800 F TTC, relative à "l'établissement du scénarimage", adressée par la société Le Parrain au SIRP, et l'autre de 150 000 F TTC, relative à l'"analyse et [la] recherche de stratégie de communication", adressée par la société SNC à la DATAR ; que deux factures ont également été émises en 1994, l'une de 299 800 F TTC, relative à la "direction artistique et supervision de la production du film", adressée le 7 mars par la société Le Parrain au SIRP, et l'autre de 237 200 F TTC, relative à la "direction artistique et supervision de la production et de la bande son", adressée le 30 mai par la société SNC au SIRP ;
Considérant que M. Robert, en sa double qualité de président de la société Le Parrain et de gérant de la société SNC, a donc émis, le 18 novembre 1993, deux factures adressées à deux services différents, pour un montant total de 449 800 F TTC ; qu'en 1994, il a également émis deux factures distinctes ayant le même objet, pour un montant total de 537 000 F TTC ;
Considérant qu'un découpage artificiel de prestations pour une même opération a été ainsi effectué, afin de s'affranchir des prescriptions du code des marchés publics dont l'article 123 fixait un seuil maximal de 300 000 F TTC pour des achats réglés par factures ;
Considérant qu'il ressort de l'audition de M. Marzorati que le choix de M. Robert "a été arrêté par le cabinet du ministre qui a décidé du montant de sa rémunération" ; qu'il ressort de la note adressée par M. Chavanat au contrôleur financier, le 11 janvier 1994, que "la commande a été passée oralement en conclusion d'une réunion tenue au cabinet du ministre d'Etat" et qu'il "n'y a pas eu de mise en concurrence" ; qu'enfin M. Abitbol a reconnu lors de son audition avoir directement confié cette mission de conception à M. Robert, hors de toute procédure de mise en concurrence ;
Considérant que la caractère intuitu personae du choix en matière de conseil en publicité et de conception de scénario, invoqué par Me Vincensini dans son mémoire en défense pour M. Abitbol, ne saurait constituer une circonstance de nature à dispenser du respect des règles de mise en concurrence fixées par le code des marchés publics, applicable aux opérations de l'espèce ;
Considérant en deuxième lieu que seule la prestation correspondant à la facture du 18 novembre 1993 adressée au SIRP a fait l'objet d'un bon de commande, signé par M. Marzorati mais non daté ; que les trois autres prestations correspondent à des commandes orales passées par M. Abitbol ; que ce dernier n'avait pas le pouvoir d'engager des dépenses de l'Etat et n'avait pas reçu délégation à cet effet ;
Considérant en troisième lieu que le contrôleur financier près le ministère de l'Intérieur n'a pas été saisi du dossier, sur lequel il n'a pu exercer son contrôle préalable obligatoire sur l'engagement des dépenses de l'Etat, prévu par les articles 4 et 5 de la loi du 10 août 1922 relative à l'organisation du contrôle des dépenses engagées ;
Considérant que ces faits constituent des infractions aux règles d'engagement et d'exécution des dépenses de l'Etat, tombant sous le coup des sanctions prévues aux articles L. 313-1, L. 313-3 et L. 313-4 du code des juridictions financières ;
Pour le choix d'une société de production
Considérant que, dans le cadre d'une procédure de mise en concurrence sous la forme d'un appel d'offres restreint, le Centre national de la cinématographie (CNC), sollicité par le SIRP, a transmis au ministère de l'Intérieur, le 8 octobre 1993, une liste de vingt-trois sociétés de production ; que le service d'information et de diffusion du Premier ministre (SID) a fourni au SIRP, le 21 octobre 1993, les coordonnées de quatre autres sociétés, dont la société Only You publicité (Only You) ; qu'au cours d'une réunion organisée le 29 octobre 1993 au cabinet du ministre de l'Intérieur et de l'aménagement du territoire, en présence de MM. Abitbol et Marzorati, sept sociétés ont été retenues pour être consultées ; qu'à leur nombre ne figurait pas la société Only You, présentée par erreur par le CNC comme étant en liquidation judiciaire ;
Considérant que cette société a demandé le 29 octobre 1993 à être intégrée à la compétition, ce qui a été accepté le 4 novembre 1993, lors d'une réunion présidée par M. Marzorati ; que, dans une note du 8 novembre 1993, le SID a souligné que cette intégration tardive résultait d'une "intervention de Daniel Robert", ce qu'a confirmé le gérant de la société Only You, lors de son audition ; qu'une seconde réunion a été organisée le 15 novembre 1993, sous la présidence de M. Abitbol et en présence de M. Marzorati, pour entendre les propositions de deux sociétés présentes lors de la consultation du 29 octobre 1993 ainsi que de la société Only You ; que celle-ci, avec un devis de 4 675 956 F HT, était la moins-disante et qu'elle a été retenue ;
Considérant de plus que ladite société avait préparé un premier devis d'un montant de 7 991 832 F HT ; que son gérant a précisé lors de son audition que la SNC avait alors demandé à la société Only You "de trouver d'autres moyens artistiques pour tourner le film afin de baisser le coût de production" ; que cette négociation, qui n'a pas été menée avec les autres sociétés, a notamment conduit à réduire la durée du film de 2 minutes 30 secondes, comme le prévoyait le premier devis, à 1 minute 45 secondes ; que l'égalité des chances entre les concurrents avait ainsi été rompue ;
Considérant enfin que M. Abitbol a exposé lors de son audition que le choix de la société Only You avait été dicté par des considérations d'opportunité artistique ; que celles-ci ne figurent pas au nombre des critères prévus par l'article 97 du code des marchés publics pour le choix à l'issue d'un appel d'offres restreint et n'avaient pas été spécifiées dans l'avis d'appel d'offres ;
Considérant dans ces conditions que ni la consultation de la société Only You, seule mise en situation de négocier ses tarifs, ni son choix, sur des critères non spécifiés préalablement, n'ont été conformes aux règles fixées par le code des marchés publics ; que ces faits constituent des infractions aux règles d'exécution des dépenses de l'Etat, sanctionnées par l'article L. 313-4 du code des juridictions financières ; qu'en revanche, l'existence d'un préjudice pour le Trésor n'est pas établie ;
Pour la passation et l'exécution des marchés en vue de la production du film
Considérant que M. Marzorati a écrit le 23 novembre 1993 au CNC pour l'informer du choix de la société Only You et pour l'inviter à signer un marché avec cette société, conformément à l'article 2, alinéa 5 du code de l'industrie cinématographique, qui charge le CNC de centraliser les paiements pour la réalisation d'oeuvres cinématographiques commandées par des administrations civiles de l'Etat ;
Considérant que M. Pré, en sa qualité de directeur général adjoint du CNC, a signé cinq marchés avec ladite société : un marché n° 1080, de 3 212 119,70 F TTC, le 6 décembre 1993, relatif à la production du film ; un marché n° 293, de 1 531 880,30 F TTC, le 27 avril 1994, relatif à la post-production, c'est-à-dire au montage des images produites ; et trois marchés n° 754 du 21 septembre 1994, n° 885 du 19 octobre 1994 et n° 986 du 23 novembre 1994, ayant pour objet commun la réalisation de la bande son, le réétalonnage dit Da Vinci et le tirage de 3 357 copies ; qu'en réalité le marché du 21 septembre 1994, d'un montant de 1 041 530,97 F TTC, correspondait au tirage des copies, celui du 19 octobre 1994, d'un montant de 261 014,88 F TTC, à la réalisation de la bande son, et celui du 23 novembre 1994, d'un montant de 166 099,30 F TTC, au réétalonnage, c'est-à-dire à l'harmonisation des dominantes chromatiques et lumineuses du film ;
Considérant en premier lieu que le marché n° 754 du 21 septembre 1994, relatif au tirage des copies, peut être considéré comme une opération distincte, mais qu'en revanche les marchés relatifs à la production des images, à la post-production, à la réalisation de la bande son et au réétalonnage ressortissent à un seul et même processus de fabrication d'un film sonore destiné à être diffusé en salles ;
Considérant que la société Only You avait d'ailleurs présenté le 16 novembre 1993 un devis de 5 005 014,88 F TTC, incluant la production d'une bande son ; que le montant global des quatre marchés correspondants, n° 1080, 293, 885 et 986, a atteint 5 171 114,18 F TTC ; que ces montants étaient supérieurs au seuil de 5 millions de F TTC au-delà duquel la consultation de la commission spécialisée des marchés d'approvisionnement généraux était obligatoire aux termes de l'article 206 du code des marchés publics et de l'arrêté pris pour son application, en vigueur à l'époque des faits ; que le fractionnement de l'opération a donc eu pour effet de soustraire la signature des marchés à l'avis de la commission compétente ;
Considérant en deuxième lieu que le film La France ne peut pas attendre a commencé à être exploité dans les salles de cinéma le 27 avril 1994 ; que les quatre marchés passés le 27 avril, le 21 septembre, le 19 octobre et le 23 novembre 1994 ont donc été signés après l'achèvement des prestations correspondantes, contrairement aux dispositions de l'article 39 du code des marchés publics ;
Considérant en troisième lieu que l'accompagnement musical et la fabrication de la bande son, correspondant au marché n° 885 du 19 octobre 1994, d'un montant de 261 014,88 F TTC, ont été réalisés par la société Macadam, qui n'apparaît ni dans le devis présenté par la société Only You ni dans le récapitulatif des dépenses du film en date du 7 juin 1994 ;
Considérant que la société Macadam, saisie d'une commande orale de M. Abitbol, lui a adressé trois devis, deux le 25 mars 1994 et un le 7 avril 1994, pour un montant total de 444 573 F HT ; qu'elle a émis deux factures, pour un même montant global, soit 527 263,58 F TTC, l'une de 201 620 F TTC adressée à la société Only You, l'autre de 325 643,58 F TTC adressée à la DATAR, malgré l'absence de bon de commande ; que la seconde facture n'a pas été réglée ;
Considérant que M. Abitbol a ainsi commandé les prestations réalisées par la société Macadam, pour un montant supérieur à celui prévu au marché n° 885, sans avoir eu le pouvoir d'engager des dépenses de l'Etat ; que ces prestations, facturées pour un montant total supérieur à 300 000 F TTC, auraient dû faire l'objet d'une mise en concurrence préalable, en application de l'article 123 du code des marchés publics ;
Considérant en quatrième lieu que la prestation de réétalonnage du film figurait, dans le devis initial de la société Only You, au sein des prestations de post-production pour une somme de 31 200 F HT ; que la prestation a été réalisée par la société à responsabilité limitée Groupe Aufan Soft Cut Post Production, laquelle a adressé à la société Only You, le 10 mars 1994, un devis de 138 900 F HT, soit 164 735,40 F TTC ; que cette prestation aurait dû donner lieu à la signature d'un avenant au marché n° 293, relatif à la post-production ; mais qu'un nouveau marché a été signé le 23 novembre 1994, pour un montant de 166 099,30 F TTC ;
Considérant que cette prestation supplémentaire n'a pas donné lieu à l'émission d'un bon de commande ; qu'elle résulte d'une commande orale de M. Abitbol, qui n'avait pas le pouvoir d'engager des dépenses de l'Etat ;
Considérant enfin que le marché du 21 septembre 1994 relatif à la duplication du film a été attribué à la société Only You sans mise en concurrence préalable, alors que le devis établi par cette société ne comprenait pas cette prestation ; que le montant de la commande excédait le seuil de 700 000 F TTC fixé à l'époque par l'article 104-I du code des marchés publics pour la passation d'un marché négocié ; qu'enfin la prestation ne ressortissait pas aux cas limitativement énumérés à l'article 104-II du code des marchés publics pour la passation de tels marchés ;
Considérant que cette prestation a été sous-traitée par la société Only You à la société Groupe Aufan Soft Cut Post Production, alors qu'il ressortait d'une consultation informelle préalable que son offre était de 35 % supérieure à celle d'une autre société ;
Considérant que ces faits constituent des infractions aux règles d'engagement et d'exécution des dépenses de l'Etat, sanctionnées par les articles L. 313-3 et L. 313-4 du code des juridictions financières ; qu'en revanche, en ce qui concerne le marché n° 885, l'existence d'un préjudice pour le Trésor n'est pas établie, la dépense supportée par l'Etat pour la réalisation de la bande son ayant été inférieure au montant global de la prestation ;
Sur les responsabilités
En ce qui concerne M. Abitbol
Considérant en premier lieu que M. Abitbol a confié oralement à M. Robert, hors toute procédure de mise en concurrence et sans avoir permis au contrôleur financier compétent d'exercer son contrôle préalable obligatoire, une mission globale recouvrant "la fonction agence, c'est-à-dire la stratégie, la création et le suivi de production" ; que cette mission unique a donné lieu à des facturations artificiellement découpées à travers les sociétés Le Parrain et SNC ; qu'ainsi, M. Abitbol a engagé des dépenses de l'Etat sans avoir qualité pour le faire, en méconnaissant de plus les règles applicables en matière de contrôle financier et en violation des règles fixées en l'espèce par le code des marchés publics ;
Considérant en deuxième lieu que c'est sous la présidence de M. Abitbol que s'est tenue la réunion qui, le 15 novembre 1993, a abouti au choix de la société Only You pour assurer la production du film ; que l'intéressé a personnellement notifié ce choix à ladite société, par une lettre non datée mais signée ; qu'ainsi, il a été l'initiateur et le principal acteur d'une procédure de choix qui s'est déroulée dans des conditions contraires aux règles fixées en la matière par le code des marchés publics ;
Considérant en troisième lieu que M. Abitbol a reconnu lors de son audition que les prestations relatives à la musique du film avaient été réalisées par la société Macadam ; que M. Desbruères, dit Miller, cogérant à l'époque des faits de ladite société, a précisé lors de son audition que la décision avait été prise de regrouper " tous les devis sur M. Abitbol qui représentait le ministère de l'Intérieur", lors d'une réunion en présence de l'intéressé et de la société Only You ; que ces trois devis et les deux factures correspondantes sont d'une somme globale de 527 263,58 F TTC ; qu'ainsi, M. Abitbol, sans avoir qualité pour le faire, en l'absence de bon de commande et hors toute procédure de mise en concurrence, a confié à la société Macadam la réalisation d'une prestation pour laquelle une mise en concurrence préalable était obligatoire ;
Considérant en quatrième lieu que le devis présenté par la société Groupe Aufan Soft Cut Post Production à la société Only You, le 10 mars 1994, pour le réétalonnage du film, porte une mention selon laquelle il avait été "demandé par M. Daniel Robert et Monsieur Abitbol suite à la réunion du samedi 5 mars 1994" ; qu'ainsi M. Abitbol, sans avoir qualité pour le faire, sans émettre de bon de commande et sans proposer d'avenant au marché, a sollicité une prestation supplémentaire quatre fois supérieure au devis initial de la société Only You ;
Considérant d'une manière générale que, nonobstant le fait qu'il ne fût pas membre de la fonction publique ni rémunéré par l'Etat, il appartenait à M. Abitbol d'observer et de faire observer les règles d'engagement et d'exécution des dépenses de l'Etat, dans le cadre des fonctions qu'il occupait à l'époque ; que l'urgence invoquée dans l'ensemble des circonstances de l'affaire ne saurait être de nature à l'exonérer de sa responsabilité ;
En ce qui concerne M. Chavanat
Considérant que M. Chavanat a reconnu avoir autorisé le paiement par la DATAR de la facture de 150 000 F TTC émise par la société SNC le 18 novembre 1993, alors que la commande correspondante présentait un caractère oral ; que ce fait constitue une infraction aux règles d'exécution des dépenses de l'Etat, de nature à engager sa responsabilité ;
Considérant toutefois que l'urgence alléguée de la prestation correspondante, qui conditionnait les phases suivantes de réalisation du film, et la position de l'auteur de la commande au cabinet du ministre, dont faisait aussi partie le délégué à l'aménagement du territoire et à l'action régionale, ont pesé sur la décision de M. Chavanat, qui s'en est d'ailleurs ouvert au contrôleur financier par une note écrite du 11 janvier 1994 ; qu'en outre, il n'avait pas eu formellement à connaître de la facture émise le même jour par la société Le Parrain auprès du SIRP ; et qu'il a pu juger, fût-ce à tort, que ce règlement correspondait à une prestation isolée ;
Considérant que ces circonstances sont de nature à exonérer M. Chavanat de sa responsabilité ;
En ce qui concerne M. Marzorati
Considérant en premier lieu que l'ordonnance réglant la facture de 299 800 F TTC émise par la société Le Parrain le 18 novembre 1993 est accompagnée d'un bon de commande signé par M. Marzorati ; qu'il a également visé l'ordonnance de paiement d'une seconde facture de 299 800 F TTC émise par la société Le Parrain le 7 mars 1994, en l'absence de bon de commande ; que le contrôleur financier près le ministère de l'Intérieur n'a été saisi d'aucun de ces deux dossiers et n'a pu exercer son contrôle préalable obligatoire ;
Considérant que M. Marzorati a fait valoir devant la Cour et dans son mémoire en défense que ces deux factures se rapportaient à deux prestations distinctes, au cours de deux exercices budgétaires différents ;
Considérant toutefois que l'établissement d'un scénarimage, objet de la facture du 18 novembre 1993, ainsi que la direction artistique et la supervision de la production du film, objet de la facture du 7 mars 1994, doivent être considérées comme deux phases, rapprochées dans le temps, d'une même opération ; qu'il incombait à M. Marzorati, en sa qualité de chef du service responsable des dépenses correspondantes, de respecter les règles relatives à l'engagement et au contrôle financier ;
Considérant en deuxième lieu que M. Marzorati a présidé, le 4 novembre 1993, une réunion afin de réintroduire tardivement la société Only You dans la procédure de mise en concurrence ;
Considérant toutefois que M. Marzorati, dans son mémoire en défense, a fait valoir que "le choix avait été mené de manière directive par le cabinet du ministre" ; qu'ainsi, la réunion ayant abouti en sa présence au choix de la société Only You, le 15 novembre 1993, était présidée par M. Abitbol ; que cette circonstance est de nature à l'exonérer de sa responsabilité dans cette deuxième série d'infractions ;
Considérant en troisième lieu qu'en informant le CNC du choix de la société Only You et en l'invitant, par une lettre du 23 novembre 1993, à conclure un marché avec ladite société, M. Marzorati a précisé que ce marché porterait, pour 1993, sur la seule production, pour un montant de 3 212 119 F TTC ;
Considérant que M. Marzorati, dans son mémoire en défense, a fait valoir que, "le montant des crédits disponibles en 1993 ne permettant de couvrir que la production, le cabinet du ministre a demandé au gestionnaire des crédits d'informer le CNC que seule la production pourrait faire l'objet du marché sur les crédits de 1993" ;
Considérant toutefois que M. Marzorati a explicitement pris la décision de scinder une même opération en plusieurs marchés ; qu'au surplus, dans une note du 1er octobre 1993 au SID, le ministre de l'Intérieur et de l'aménagement du territoire, sous la signature du directeur de son cabinet, avait précisé que le coût du film, soit 4 MF, devait être imputé sur le budget 1993 du SIRP ; que l'existence d'une contrainte budgétaire, dans la mesure où elle ne permettait pas une telle imputation, aurait dû conduire M. Marzorati à solliciter des instructions écrites, en l'absence desquelles il a engagé sa responsabilité ;
En ce qui concerne M. Pré
Considérant que M. Pré, en sa qualité de directeur général adjoint du Centre national de la cinématographie, a signé avec la société Only You les cinq marchés relatifs à la réalisation et à la diffusion du film La France ne peut pas attendre ; que quatre de ces marchés correspondaient à une seule et même opération, pour un montant global supérieur au seuil au-delà duquel une consultation de la commission spécialisée des marchés d'approvisionnement généraux était obligatoire ; qu'en outre quatre marchés ont été conclus après la réalisation des prestations correspondantes ; que ces faits constituent des infractions aux règles d'exécution des dépenses de l'Etat ;
Considérant toutefois que, conformément à l'article 2, alinéa 5, du code de l'industrie cinématographique, le CNC agissait sur mandat du ministère de l'Intérieur, qui était pour sa part tenu de certifier le service fait et d'ordonnancer le montant des dépenses correspondantes au profit du CNC ; que le ministère a délégué les sommes correspondantes par trois ordonnances, n° 15457 du 9 novembre 1993 de 3 700 000 F, n° 14423 du 23 août 1994 de 1 114 462,16 F et n° 16972 du 5 octobre 1994 de 34 478,83 F, le reliquat des dépenses étant assuré par un versement de Gaz de France, le 31 mars 1994, de 1 250 000 F, et un autre de la Caisse des dépôts et consignations, le 26 avril 1994, de 300 000 F ;
Considérant que, dans la mesure où les sommes nécessaires à la conclusion des marchés ont été transférées tardivement, M. Pré était conduit soit à déroger aux règles de gestion de son établissement en consentant une avance au ministère de l'Intérieur pour signer un seul marché en temps utile, soit à enfreindre les dispositions du code des marchés publics en fragmentant les marchés et en les signant après le commencement de leur exécution ;
Considérant que cette circonstance est de nature à l'exonérer de sa responsabilité ;
Considérant que les faits incriminés, survenus après le 4 avril 1990, ne sont pas couverts par la prescription édictée par l'article L. 314-2 du code des juridictions financières ;
Considérant qu'il sera fait une juste appréciation des circonstances de l'affaire en infligeant une amende de 30 000 F à M. Abitbol, de 10 000 F à M. Marzorati, et en relaxant MM. Chavanat et Pré ;
Considérant qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de publier le présent arrêt au Journal officiel de la République française ;
ARRETE :
Article 1er : M. Abitbol est condamné à une amende de trente mille francs (30 000 F).
Article 2 : M. Marzorati est condamné à une amende de dix mille francs (10 000 F).
Article 3 : MM. Chavanat et Pré sont relaxés des fins de la poursuite.
Article 4 : le présent arrêt ne sera pas publié au Journal officiel de la République française.
Délibéré par la Cour de discipline budgétaire et financière, le seize juin mil neuf cent quatre-vingt dix-neuf ;
Présents : M. Joxe, Premier président de la Cour des comptes, président ; M. Massot, président de la section des finances du Conseil d'Etat, vice-président ; Mme Latournerie et M. Fouquet, conseillers d'Etat, MM. Gastinel et Capdeboscq, conseillers maîtres à la Cour des comptes, membres de la Cour de discipline budgétaire et financière ; M. Labrusse, auditeur à la Cour des comptes, rapporteur.
Lu en séance publique le vingt-neuf septembre mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ;
En conséquence, la République mande et ordonne à tous huissiers de justice sur ce requis de mettre ledit arrêt à exécution, aux procureurs généraux et aux procureurs de la République près les tribunaux de grande instance d'y tenir la main, à tous commandants et officiers de la force publique de prêter main-forte lorsqu'ils en seront légalement requis.
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le Président de la Cour et le greffier.
Le Président, le greffier,