Le
Le Premier président
à | Monsieur Manuel Valls | Premier ministre | ||||
Réf. : S 2016-0336-1 | Objet : Les interceptions judiciaires et la Plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) |
En application des dispositions de l’article L. 111-3 du code des juridictions financières, la Cour des comptes a contrôlé la gestion, par l’État, des interceptions par voie de communications électroniques dans le cadre de procédures judiciaires. À ce titre, elle a examiné les conditions de mise en place de la Plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) au terme de dix années d’une préparation particulièrement laborieuse.
À l’issue de son contrôle, et après contradiction et auditions, la Cour m’a demandé, en application des dispositions de l’article R. 143-1 du même code, d’appeler votre attention sur les observations suivantes.
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Outil d’enquête pénale nécessaire à la résolution des crimes et délits, l’interception des communications électroniques entendues au sens large – communications téléphoniques, textos, courriels, factures détaillées, géolocalisation, etc. – constitue une activité particulièrement coûteuse, impliquant un grand nombre d’acteurs. Les interceptions judiciaires ont représenté pour l’État une dépense de 122,55 M€ en 2015, dont 110,27 M€ sur frais de justice, catégorie particulière au sein du programme 166 Justice judiciaire qui a déjà fait l’objet d’observations critiques de la Cour1, et 12,28 M€ au titre des investissements nécessaires aux interceptions, qui relèvent d’un budget différent2.
Le déploiement de la Plateforme nationale des interceptions judiciaires qui, au début de 2016, n’était pas encore achevé, devrait moderniser en profondeur la réalisation des interceptions judiciaires et leur gestion, pour un coût final (environ 100 M€) en principe rapidement amorti, avec un temps de retour prévu inférieur à trois ans. Cette avancée ne dispense toutefois pas de mettre en place, enfin, une réforme d’ensemble – pilotage, financement, anticipation technique – dans ce domaine crucial pour les enquêtes judiciaires et sensible au regard des libertés publiques.
La mise en service de la PNIJ, dont le retard a été préjudiciable à l’État, doit aujourd’hui aller de pair avec la restauration d’une autorité interministérielle claire en matière d’interceptions judiciaires.
Par ailleurs, les circuits de la dépense doivent être radicalement simplifiés.
Enfin, parallèlement à la mise en service de la PNIJ, l’État doit, dans ce domaine techniquement évolutif des interceptions, renforcer dès à présent ses capacités d’anticipation et préparer l’internalisation de la PNIJ, aujourd’hui située dans les locaux de la société Thales, et prévoir son évolution, afin de satisfaire complètement les besoins actuels et futurs des enquêteurs judiciaires.
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I - Les interceptions judicaires et leurs prestations annexes : un dispositif juridique et technique complexe qui doit être réformé pour en améliorer l’efficacité et contenir l’évolution des coûts
Si l’enjeu financier des interceptions judiciaires n’est pas négligeable (dépense cumulée de 1 Md€ sur les dix dernières années), cette activité régalienne est surtout triplement sensible : les interceptions présentent d’abord un enjeu pour la protection des libertés individuelles et doivent donc pouvoir être contrôlées par le juge et garantir la protection du secret de l’instruction ; elles sont ensuite devenues un outil indispensable pour l’identification des auteurs des crimes et des délits, ce qui répond à une demande forte et constante des citoyens ; enfin, elles font appel à des techniques sensibles, proches de celles utilisées par les services de renseignement, ce qui requiert des précautions particulières de protection du secret.
Les interceptions judiciaires combinent deux activités :
d’un côté, les opérateurs de communication électronique (OCE), qui acheminent les communications téléphoniques et autres prestations de communication (textos, MMS, etc.), doivent mettre en place des équipements techniques et consacrer des moyens humains pour collecter des informations sur les communications de leurs clients et intercepter les données formant les communications vocales ou les messages électroniques ;
d’un autre côté, l’État – en l’espèce plusieurs milliers d’officiers de police judiciaire relevant de magistrats dispersés sur tout le territoire – doit disposer d’équipements permettant de recevoir et de décoder ces données, aujourd’hui en majorité numériques, et de moyens humains pour les exploiter.
L’ensemble de ces activités complémentaires doit être organisé pour que les prestations fournies aux enquêteurs le soient de la manière la plus rapide, la plus fiable et la plus complète possible, et au moindre coût pour les finances publiques.
Une organisation de l’État inadaptée face aux enjeux croissants des interceptions judiciaires
Le double saut du début des années 2000
À cette période, la généralisation du téléphone portable a constitué un double saut qualitatif et quantitatif car elle a entraîné une augmentation spectaculaire des besoins d’interceptions et de recueil de données de connexions (prestations annexes). Des investissements auraient alors été nécessaires, mais l’État n’a pas élaboré de réponse stratégique à la hauteur des besoins, ce qui eût été d’autant plus indispensable qu’en 2000, le Conseil constitutionnel avait censuré une disposition législative visant à mettre à la charge des opérateurs de communication électronique les coûts liés aux interceptions et a consacré le principe de leur juste rémunération3.
Si l’État a su, pour les interceptions administratives, dites de sécurité, réagir assez promptement aux évolutions techniques, la création, pour les interceptions judiciaires, d’une structure nationale pour recevoir puis acheminer vers les enquêteurs les données des opérateurs dans les meilleures conditions de sécurité et de traçabilité, envisagée dès 2000 et préconisée par un rapport d’inspection remis au Premier ministre en 20044, n’a été décidée qu’en 2005.
Dix ans plus tard, au début de 2016, la Plateforme nationale des interceptions judiciaires, qui en constitue la principale réalisation, n’est pas encore complètement opérationnelle ; en attendant, l’État a dû faire appel à des prestataires privés pour la transmission et l’exploitation technique des interceptions.
La lente réaction de l’État face aux évolutions techniques et à l’envolée des dépenses
Faute de réforme globale et d’organisation adaptée, le ministère de la justice a, sur les quinze dernières années, subi plus qu’anticipé chaque évolution technique. En raison des paiements à l’acte des services rendus par les OCE et les prestataires privés d’appui technique aux interceptions, imputés sur les frais de justice, il a été confronté à une augmentation spectaculaire des charges de gestion, qui a conduit les greffes des tribunaux au bord de l’asphyxie, entraînant des retards de paiement et des contentieux qui se sont soldés par des transactions financières avec ses créanciers ; en outre, les prix payés pour les prestations ont été, depuis des années, très largement supérieurs aux coûts supportés par les prestataires techniques et aussi, pendant certaines périodes, par les OCE.
Les différentes réformes engagées par le ministère de la justice, comme la création de tarifs pour les prestations des OCE à partir de 2007 ou la mise en place d’un circuit centralisé et simplifié pour le paiement de cette catégorie de frais de justice à partir de 2012, n’ont été que des remèdes provisoires : elles n’ont pas permis de redresser entièrement une situation profondément dégradée, du fait de l’inadaptation de ces procédures budgétaires à ce type d’opérations.
Les graves insuffisances du dispositif encore largement en vigueur en 2015
Depuis l’essor de la téléphonie mobile et jusqu’à aujourd’hui, la gestion des interceptions judiciaires est donc restée peu satisfaisante, tant en ce qui concerne l’obtention rapide de données fiables pour les enquêteurs judiciaires que quant à la sécurité du dispositif et à son coût global, qui a progressé de 89,78 M€ en 2005 à 109,27 M€ en 2014 pour atteindre 122,55 M€5 en 2015 :
d’une façon générale, la faible traçabilité des réquisitions et des réponses apportées par les OCE tout comme la place prise par les sociétés privées d’appui technique aux interceptions ont soulevé, au moins jusqu’en 2015, des interrogations quant à la faculté pour les juges d’exercer le contrôle qui leur incombe et quant aux garanties de protection du secret de l’instruction ; la PNIJ devrait lever en grande partie ces interrogations ;
les officiers de police judiciaire (OPJ) de la police nationale, de la gendarmerie nationale et des douanes se plaignent des insuffisances d’un dispositif dont la partie concernant les obligations légales des OCE leur échappe ; ils ne sont par ailleurs pas responsabilisés sur les conséquences financières de leurs réquisitions, prises en charge par d’autres ministères que le leur (justice et économie) ;
le ministère de la justice, en raison du lien établi, en France, entre la nature judiciaire de l’enquête et l’imputation de la dépense, prend en charge une partie importante des frais des interceptions, sans en avoir toutefois réellement la maîtrise : la délégation aux interceptions judiciaires (DIJ) est sous-dimensionnée, dépourvue de délégué en titre depuis sa création et sans véritable autorité interministérielle ; les procédures budgétaires de la direction des services judiciaires (DSJ) sont inadaptées ; la PNIJ rendra possible le contrôle des réquisitions des enquêteurs et permettra de grandement simplifier celui des facturations des OCE ;
en sus de leurs prestations payées à l’acte par le ministère de la justice, les OCE font payer à l’État ceux de leurs investissements nécessaires aux interceptions tant judiciaires que de sécurité, par un budget créé en 2007 et géré, sous l’égide du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), par le Commissariat aux communications électroniques de défense (CCED). Ce commissariat dispose d’une compétence technique rare au sein de l’État dans le domaine des télécommunications, mais il est sous-dimensionné et aujourd’hui mal positionné car il relève, pour des raisons historiques mais désormais insatisfaisantes, du secrétariat général des ministères économiques et financiers ; il ne gère qu’une partie des obligations légales des OCE, celles relatives aux interceptions judiciaires ou de sécurité, qui pourtant concernent également d’autres utilisateurs que le ministère de la justice, (la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet - HADOPI, l’administration fiscale, etc.) ; son budget ne couvre que les investissements liés aux interceptions, à l’exclusion des frais de fonctionnement des services d’obligations légales, financés par le ministère de la justice sur frais de justice. L’État, qui présente deux interlocuteurs différents en face des opérateurs, s’en trouve affaibli : il ne peut négocier, dans les meilleures conditions, sur les investissements et les prestations à fournir par les OCE et leur prix (61,15 M€ au total en 2015) ; il peine à en mieux définir les obligations légales et à en bien contrôler le respect.
La nécessité d’une réforme globale du pilotage et du financement des interceptions judicaires
Forte de ces constats, la Cour recommande de réformer radicalement le dispositif selon deux axes.
Instituer un pilotage interministériel, d’ailleurs décidé en 2005 mais jamais installé, en clarifiant au plus vite les attributions des administrations compétentes et en comblant les insuffisances actuelles du dispositif, ce qui nécessite essentiellement le renforcement des deux services qui structurent la gestion, par l’État, des interceptions judiciaires.
Le Commissariat aux communications électroniques de défense (CCED) devrait se voir confier une compétence générale et interministérielle sur toutes les obligations légales des opérateurs de communication électronique en matière d’interceptions et de prestations annexes, au-delà des seuls investissements liés aux interceptions. Le CCED devrait également être renforcé dans ses compétences techniques pour assurer une fonction de prospective et de réaction rapide face aux évolutions techniques. Afin d’asseoir la vocation interministérielle du CCED, ce dernier devrait être nommé par le Premier ministre et relever du SGDSN.
La délégation aux interceptions judiciaires (DIJ), devenue un simple service du secrétariat général du ministère de la justice, a progressivement perdu sa vocation interministérielle. Le caractère interministériel de ses missions devrait être juridiquement formalisé et la nomination du délégué prononcée, comme prévu initialement, par le Premier ministre. Elle devrait se voir attribuer la gestion de l’ensemble des questions liées aux interceptions judiciaires hors relations avec les OCE, c’est-à-dire, outre le projet PNIJ, la passation de marchés avec les prestataires privés dont le concours devrait rester nécessaire, même après complet achèvement de la PNIJ, ainsi que l’anticipation – avec le CCED – des évolutions techniques et juridiques à venir. Parallèlement, le Comité d’orientation des interceptions judiciaires (COIJ), qui ne remplit pas son rôle de coordination interministérielle, devrait être renforcé et relever d’un décret du Premier ministre. La DIJ, dont les moyens humains seraient impérativement à renforcer, le cas échéant par redéploiement d’emplois, pourrait être érigée en service à compétence nationale.
Rationaliser substantiellement le dispositif, en particulier sur le plan financier, en cohérence avec les orientations de l’axe précédent.
La gestion, y compris financière, des prestataires privés d’appui technique aux interceptions, subsistant parallèlement à la PNIJ, devrait relever de la délégation aux interceptions judiciaires (DIJ) et non de la direction des services judiciaires (DSJ) ; le recours à ces prestataires devrait être fortement encadré dans le cadre de marchés et ne plus donner lieu à des paiements à l’acte.
Par ailleurs, l’automatisation d’un grand nombre de prestations grâce à la PNIJ devrait conduire à négocier globalement à la baisse et sans délai les remboursements faits aux OCE par l’État ; cette négociation devrait être menée par le seul CCED, au nom de l’État dans son ensemble, et faire l’objet de marchés (à prix forfaitaires) incluant des objectifs de qualité et de sécurité et mutualisant toutes les prestations commandées par l’Etat (interceptions judiciaires, interceptions de sécurité et autres prestations6). Une telle réforme, qui compléterait les effets positifs engendrés par la PNIJ, devrait permettre très rapidement d’importantes économies budgétaires.
La Cour considère que, si une telle réorganisation avait été mise en place dix ans plus tôt, elle aurait permis à l’État d’économiser entre un tiers et la moitié des dépenses effectuées depuis dix ans, soit entre 350 et 480 M€.
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II – La PNIJ : un outil nécessaire qui a connu un retard important, préjudiciable à la fois pour les enquêtes judiciaires et pour les finances publiques, et dont l’avenir doit être anticipé sans attendre
Face au constat d’une organisation insuffisamment performante des interceptions judiciaires et d’un coût non maîtrisé, le rapport d’inspection précité rendu en 2004 avait proposé les jalons d’une refonte du système. Cette réforme d’ensemble, validée par une réunion interministérielle au printemps 2005, se fondait sur deux choix structurants complémentaires : premièrement, la création d’un service interministériel dédié aux interceptions judiciaires qui a pris la forme de la DIJ ; deuxièmement, la mise en place d’un centre de gestion des interceptions propre à l’administration, c’est-à-dire une plateforme technique permettant d’améliorer la qualité et la sécurité du système tout en contenant les coûts.
Dix ans plus tard, ces choix demeurent pertinents, alors qu’ils n’ont été que partiellement mis en œuvre. En particulier, le projet de plateforme a pris beaucoup de retard et n’est toujours pas, au début de 2016, entièrement opérationnel. Conçue en 2005, annoncée pour la première fois officiellement en 2006, la plateforme devait être opérationnelle à la fin de 2007 ou au début de 2008 ; le marché passé pour sa conception et sa réalisation n’a été notifié au titulaire qu’en 2010 ; commencé en 2011, il ne devrait se terminer qu’à la fin de 2016.
Le retard de la PNIJ a été préjudiciable aux intérêts, notamment financiers, de l’État
Ce retard, de près de sept ans, par rapport à l’ambition initiale de 2005, a plusieurs causes :
la complexité technique du projet qui avait été initialement sous-estimée ;
la faiblesse, déjà signalée, d’une délégation aux interceptions judiciaires (DIJ) sous-dimensionnée pour un projet aussi important et complexe, affectée de surcroît par des crises de gouvernance internes au ministère de la justice ;
les freins extérieurs nombreux, allant de l’opposition des sociétés privées d’appui technique aux interceptions, qui ont été écartées du marché visant à créer la Plateforme nationale, jusqu’aux difficultés de coopération entre les ministères concernés ;
le pilotage interministériel insuffisant, résultat de choix organiques défaillants, notamment l’absence de légitimité de la DIJ et la rareté des interventions au niveau des services du Premier ministre, qui ne se sont manifestées que trois fois : une première, en 2008, pour encadrer le choix du titulaire du marché ; une deuxième, en 2010, et au plus haut niveau de l’État, pour sauver in extremis un projet qui, à force de blocages, a bien failli ne pas se faire du tout ; une dernière, en 2015, pour répondre aux observations provisoires de la Cour des comptes.
La principale conséquence négative du retard pris par la PNIJ est d’avoir fait perdurer un système à maints égards peu satisfaisant et de plus en plus coûteux, empêchant de surcroît la réalisation d’économies : chaque année de retard de la PNIJ a empêché l’État de faire environ 65 M€ d’économies brutes7.
Le choix de l’hébergement de la Plateforme hors des infrastructures de l’État est critiquable
Compte tenu de la sensibilité toute particulière des techniques d’interception, la décision de classer « confidentiel défense » le marché PNIJ, prise à la demande du SGDSN de l’époque, et le choix de mettre en œuvre des exceptions prévues par le code des marchés publics n’appellent pas de critique ; des exemples étrangers montrent d’ailleurs combien ces dispositifs d’interception sont sensibles et peuvent engager directement la souveraineté nationale. L’indépendance dans ce domaine constitue plus que jamais un objectif pertinent, même si elle a un prix.
En revanche, le choix de faire héberger la PNIJ, non par l’État, mais par un prestataire privé suscite des interrogations auxquelles la Cour, à l’issue de son contrôle, n’a pas pu obtenir de réponse. En particulier, elle n’a pas pu déterminer avec certitude les raisons qui ont conduit le ministère de l’intérieur à refuser d’installer la Plateforme dans l’un de ses sites informatiques sécurisés, alors même que des études conduites préalablement avaient formulé des recommandations en ce sens. Face à une décision aussi importante, le ministère de la justice, avant de confier l’hébergement à une société privée, aurait dû solliciter une décision interministérielle afin de trouver une solution plus conforme aux intérêts sécuritaires et financiers à moyen terme de l’État.
Le coût de la PNIJ devrait rapidement être compensé par des économies sensibles
Le coût final de la PNIJ – hors maintien en condition opérationnelle à partir de 2017 – pourrait dépasser à la fin de 2016 les 100 M€8.
Si les estimations initiales de 2005-2006 avançaient des montants autour de 17 M€, elles ne sont pas comparables aux dépenses aujourd’hui engagées : d’une part, elles étaient peu réalistes et, d’autre part, les fonctionnalités de la PNIJ ont été accrues depuis.
Néanmoins, le surcoût est réel : le prix du seul marché au sens strict s’élève à 65,07 M€ à la fin de 2015 et devrait atteindre 82,67 M€ à terminaison, à la fin de 2016, soit un doublement par rapport au marché initial (42,1 M€).
Ce montant doit certes être mis en regard, d’une part, des dépenses annuelles pour les interceptions judiciaires hors PNIJ (122 M€ en 2015) et, d’autre part, des économies immédiates que la PNIJ devrait apporter (65 M€ bruts en année pleine). En dépit du coût de la PNIJ et des coûts à venir (fonctionnement et évolution), cet investissement devrait donc être rapidement amorti (40 M€ d’économies nettes par an), si ces hypothèses se confirment. Il est cependant difficile d’anticiper l’impact des évolutions techniques à court et moyen terme sur la permanence de ces économies, car ces évolutions nécessiteront une adaptation continue de la Plateforme ainsi que la perpétuation du recours, même limité, à d’autres prestataires techniques, en-dehors de la PNIJ, pour des produits nouveaux.
Plus que le coût global net du projet PNIJ, c’est donc le retard dans son déploiement qui est avant tout regrettable.
Des mesures devraient être anticipées dès maintenant afin de garantir la performance des interceptions judicaires dans l’avenir
Les principaux choix structurels de la PNIJ – centralisation, contrôle et sécurité, protection de la souveraineté nationale – paraissent pertinents ; en revanche, le projet appelle deux observations :
une plus grande indépendance entre briques fonctionnelles (transmission des réquisitions aux opérateurs de communication électronique ; automatisation des prestations annexes de type factures détaillées ; écoutes au sens strict ; géolocalisation en temps réel, etc.) aurait sans doute permis d’étaler davantage sa mise en service, en proposant aux enquêteurs et aux magistrats certaines fonctionnalités plus tôt (en particulier, la transmission sécurisée des réquisitions), ce qui aurait permis à la fois de produire des économies plus précocement et de rassurer des utilisateurs légitimement soucieux de disposer d’un outil performant, indispensable aux enquêtes pénales ;
en acceptant un degré élevé de dépendance à l’égard de la société prestataire, notamment en la chargeant d’héberger la Plateforme, en ignorant des possibilités de coopérations interministérielles pour l’hébergement et pour l’exploitation de ce système, l’État s’est placé en position défavorable pour remettre en concurrence à court terme son exploitation et sa maintenance, ce qui est a priori financièrement pénalisant.
Même si le déploiement de la PNIJ n’est pas encore achevé au début de 2016, l’État devrait dès à présent mener des études en vue d’un plan d’action pluriannuel, doté des budgets appropriés à dégager par redéploiements, pour :
internaliser la Plateforme, en cohérence avec le cycle de vie de la PNIJ (2018-2020), c’est-à-dire, d’une part, prévoir et aménager un lieu appartenant à l’État pour accueillir la PNIJ (ou les équipements de la génération suivante) et, d’autre part, acquérir une maîtrise technique du système afin de faire jouer la concurrence pour son exploitation ainsi que sa maintenance corrective et évolutive ;
renforcer les capacités humaines de la DIJ pour assurer une maîtrise d’ouvrage permettant en particulier d’anticiper les évolutions nécessaires de la Plateforme. D’une façon générale, l’État (DIJ et CCED) doit se mettre en situation de pouvoir réagir rapidement, aux plans juridiques et techniques, pour répondre aux besoins des enquêteurs judiciaires ;
établir un partenariat avec le secteur privé innovant, qui gardera une place parallèlement à la PNIJ pour les produits nouveaux d’aide à l’enquête, et passer des marchés avec des entreprises capables d’offrir les meilleurs outils aux enquêteurs, au moindre coût pour les finances publiques, dans un cadre juridique plus adapté que la réquisition au coup par coup ;
renforcer, dans les limites imposées par les considérations de sécurité et de confidentialité, les coopérations internes à l’État entre la délégation aux interceptions judiciaires du ministère de la justice, le groupement interministériel de contrôle (GIC) et le ministère de l’intérieur.
L’année 2016, qui devrait voir la PNIJ se déployer entièrement, devrait être mise à profit pour conduire les réformes préconisées dès 2005, c’est-à-dire renforcer le pilotage interministériel des interceptions judiciaires, et consolider les deux acteurs principaux que sont le CCED et la DIJ et mener à bien les études permettant de s’adapter aux évolutions toujours plus rapides des techniques de communication.
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La Cour formule donc les recommandations suivantes :
Sur la nécessaire amélioration de la gouvernance interministérielle des interceptions judiciaires :
Recommandation n° 1 : renforcer la délégation aux interceptions judiciaires (DIJ), en la dotant de compétences interministérielles affirmées : premièrement, lui donner une assise réglementaire plus forte et lui faire prendre éventuellement la forme d’un service à compétence nationale ; deuxièmement, nommer un délégué aux interceptions judiciaires par décret du Premier ministre, comme prévu par un arrêté de 2006 ; troisièmement, confier à la DIJ la gestion de tous les crédits qui, au sein des programmes budgétaires du ministère de la justice, financent les interceptions, qu’il s’agisse des projets STIJ9 et PNIJ ou des marchés passés avec des prestataires techniques ; quatrièmement, renforcer, le cas échéant par redéploiement d’emplois, ses moyens humains ;
Recommandation n° 2 : renforcer le Commissariat aux communications électroniques de défense (CCED) : premièrement, le transformer en délégation interministérielle et charger le Premier ministre de nommer son délégué ; deuxièmement, le placer sous l’autorité du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) ; troisièmement, lui attribuer une mission claire de chef de file pour tout ce qui concerne les obligations légales des opérateurs de communication électronique (OCE) et lui confier la gestion de tous les crédits finançant leur « juste rémunération » (investissement et fonctionnement) ; quatrièmement, renforcer ses moyens humains, le cas échéant par redéploiement d’emplois ;
Recommandation n° 3 : renforcer le rôle et la composition du Comité d’orientation des interceptions judiciaires (COIJ) qui doit, tout comme la DIJ, relever d’un décret du Premier ministre ;
Sur la rationalisation des dépenses liées aux interceptions judiciaires :
Recommandation n° 4 : faire prévaloir une interprétation cohérente du principe constitutionnel de « juste rémunération » des OCE ; passer avec eux des marchés en la forme dont les prix forfaitaires, globalement à la baisse, couvriraient les réquisitions de toutes les administrations ou autorités indépendantes concernées ;
Recommandation n° 5 : charger la DIJ de passer des marchés à bons de commandes et à prix forfaitaires avec les prestataires privés d’appui technique aux interceptions dont le concours resterait nécessaire, après le complet achèvement de la PNIJ, pour les prestations assimilées ou connexes aux interceptions judiciaires, selon les règles de la commande publique et non par des commandes au coup par coup dans le cadre des frais de justice ;
Sur la Plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) et l’anticipation de l’avenir :
Recommandation n° 6 : anticiper l’évolution de la PNIJ à moyen terme (2018-2020) conformément au cycle de vie des matériels et des logiciels, en achevant avant la fin de 2016 les études relatives à l’avenir de la Plateforme, en arrêtant une programmation pluriannuelle des travaux et des budgets pour les interceptions judiciaires, ainsi qu’en prévoyant l’hébergement et la maîtrise technique par l’État des équipements de la prochaine génération ;
Recommandation n° 7 : explorer les possibilités de mutualisations et de coopérations dans le domaine des interceptions, notamment avec le ministère de l’intérieur et – dans le respect des missions respectives de ces acteurs – avec le Groupement interministériel de contrôle (GIC).
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Je vous serais obligé de me faire connaître, dans le délai de deux mois prévu à l’article L. 143-5 du code des juridictions financières, la réponse que vous aurez donnée à la présente communication10.
Je vous rappelle qu’en application des dispositions du même code :
deux mois après son envoi, le présent référé sera transmis aux commissions des finances et, dans leur domaine de compétence, aux autres commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Il sera accompagné de votre réponse si elle est parvenue à la Cour dans ce délai. À défaut, votre réponse leur sera transmise dès sa réception par la Cour (article L. 143-5) ;
dans le respect des secrets protégés par la loi, la Cour pourra mettre en ligne sur son site internet le présent référé, accompagné de votre réponse (article L. 143-1) ;
l’article L. 143-10-1 prévoit que, en tant que destinataire du présent référé, vous fournissiez à la Cour un compte rendu des suites données à ses observations, en vue de leur présentation dans son rapport public annuel. Ce compte rendu doit être adressé à la Cour selon les modalités de la procédure de suivi annuel coordonné convenue entre elle et votre administration.
Didier Migaud