Le
Le Premier président
à | Monsieur Manuel Valls | Premier ministre | ||
Réf. : S 2016-1343 | Objet : La contribution de la France au programme Copernicus |
En application des dispositions de l’article L. 111-3 du code des juridictions financières, la Cour a procédé à une enquête relative à la contribution de la France au programme européen Copernicus, pour les exercices 2000 à 2014.
À l’issue de cette enquête, elle m’a demandé, conformément aux dispositions de l’article R. 143-1 du même code, de vous saisir, par le présent référé, de ses principales observations, compte tenu de l’importance des enjeux pour la France et de l’existence d’une coordination interministérielle particulière.
Ces observations prolongent celles que je vous ai adressées le (référé n° S 2015-05508 [S-2015-0508]) sur la contribution de la France aux programmes européens Galileo et EGNOS de radionavigation par satellite. En effet, par-delà leurs différences de nature et de finalité, il s’agit, dans les deux cas, de programmes, principalement ou largement spatiaux, de grande ampleur aussi bien technique que financière, et destinés à fournir des services de première importance. Leur prise en charge par l’Union européenne s’est progressivement imposée, selon des modalités spécifiques : ce sont, à ce jour, les seuls programmes européens d’infrastructure dont la Commission européenne exerce directement la maîtrise d’ouvrage (depuis 2007 pour Galileo/EGNOS et 2014 pour Copernicus).
Le programme Copernicus vise à doter l’Union européenne d’un système d’observation de la Terre indépendant et pérenne, à finalités environnementale et de sécurité. Reposant à la fois sur des installations in situ1 et sur une infrastructure spatiale (des missions en cours et de nouvelles missions Sentinel2 à venir), ce système doit fournir six ensembles de services : surveillance des terres, du milieu marin, de l’atmosphère et du changement climatique (encore en développement) ; gestion des urgences ; sécurité (encore en développement). De conception modulaire, il pourra ultérieurement offrir des services complémentaires. Il n’existe pas aujourd’hui, dans le monde, de système civil d’observation de la Terre aussi complet que Copernicus (gammes d’instruments, continuité et récurrence des observations).
Comme Galileo et EGNOS, Copernicus répond à un besoin avéré de mise en commun à l’échelle de l’Union européenne. Notamment pour les services satellitaires à couverture européenne ou mondiale, un ou même plusieurs États membres ne pourraient, isolément, se doter d’un accès continu, indépendant et fiable à une telle variété de données d’observation de la Terre. La mutualisation des équipements, l’agrégation des données et la coordination du programme au niveau européen permettent, d’une part, des économies d’échelle, en particulier dans la gestion des données, et, d’autre part, de mieux contrôler la mise en œuvre des mesures de protection environnementale au sein de l’Union.
En contribuant à hauteur d’environ 1,5 Md€2015 jusqu’en 2020, soit 17,6 % du coût du système sur la même période, estimé à 8,4 Md€2015, la France pourra bénéficier de l’ensemble des services déployés.
D’ores et déjà, alors que tous ses services ne sont pas encore pleinement opérationnels, le programme Copernicus a aidé à la gestion des inondations de juin 2013 en Europe centrale, ou au calcul de scénarios de marée noire lors du naufrage du navire Costa Concordia en janvier 2012. Il doit permettre à l’Europe de disposer, de façon autonome, d’informations environnementales fiables dans de nombreux domaines, tout particulièrement celui du changement climatique à la suite de la 21e session de la conférence des parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP21).
L’étendue et la variété des champs d’application de l’environnement sont telles qu’aucun organisme spécialisé n’est légitime à s’en charger seul. Progressivement, l’Union européenne s’est de plus en plus impliquée dans le programme Copernicus, notamment en lançant des appels d’offres pour le développement des services, tandis que l’Agence spatiale européenne (ESA) se concentrait sur le développement de la composante spatiale. La nécessité d’un pilotage d’ensemble unifié s’affirmant à mesure que Copernicus devenait opérationnel, la maîtrise d’ouvrage globale a été dévolue, à partir de 2014, à la Commission européenne, la plus grande part du financement du programme étant intégrée dans le cadre financier 2014-2020 de l’Union européenne. La Commission a alors mis en place un ensemble de délégations pour la mise en œuvre opérationnelle des différentes composantes du programme, en s’appuyant sur les compétences de l’ESA, d’Eumetsat ou d’autres agences communautaires, intergouvernementales, voire d’entreprises.
Au vu des résultats obtenus jusqu’à présent, la gouvernance d’ensemble paraît, pour Copernicus, plus efficace que celle du programme Galileo. Néanmoins, la co-intervention de la Commission européenne et de l’ESA reste un sujet sensible et parfois source de tensions. La difficulté tient notamment à ce que, malgré la maîtrise d’ouvrage globale du programme confiée à la Commission européenne, le financement de la composante spatiale (qui représente plus de 75 % de l’investissement total) reste éclaté entre l’Union européenne et l’ESA. Apportant de l’ordre de 900 M€ sur un budget de 5,5 Md€ (euros courants) pour la période 2014-2020, l’Agence conduit, sur sa contribution et selon ses propres règles, des projets de développement spécifiques. Il s’ensuit notamment que son principe du « juste retour industriel » va continuer de s’appliquer concurremment aux règles d’attribution des marchés appliquées par la Commission, compliquant les relations entre la Commission et l’Agence et rendant plus difficile l’optimisation des appels d’offres auprès des industriels.
La France devrait donc user de son influence auprès de la Commission européenne et de l’ESA pour œuvrer à dissiper les dysfonctionnements potentiels issus de ces règles d’attribution des marchés contradictoires ; dans la mesure où la maîtrise d’ouvrage du programme spatial est confiée à la Commission européenne, il serait plus rationnel que le financement soit assuré par le budget de l’Union, avec application de ses règles en matière de marchés, y compris les opérations de développement déléguées à l’ESA.
En termes de chiffre d’affaires réalisé en France, la contribution industrielle française à l’amont du programme Copernicus aura été, jusqu’à présent, substantielle : environ 664 M€ à mi-mai 2015 pour la composante spatiale, soit 23,5 % du montant total des principaux lots, et de l’ordre de 30 % pour la composante services.
Pour autant, les entreprises françaises n’échappent pas, comme leurs homologues européennes, aux défauts des pratiques d’approvisionnements industriels appliquées pour le programme Copernicus, déjà constatés pour les programmes Galileo et EGNOS. À la dualité pénalisante des règles d’appel d’offres appliquées respectivement par la Commission européenne et l’ESA, s’ajoute l’absence de stratégie industrielle européenne (hormis en matière de lanceurs pour la composante spatiale). Le besoin de faire prévaloir, à l’échelle de l’Europe, les intérêts supérieurs d’indépendance, de sécurité, de développement économique et de consolidation du tissu industriel n’est pas contradictoire avec la nécessité parallèle de développer une politique industrielle nationale. L’application d’un principe de préférence européenne, quand il le faut, ne serait que la réciproque des pratiques adoptées, pour des approvisionnements similaires, par tous les grands pays concurrents extérieurs à l’Union européenne.
Les enjeux industriels à l’aval ne sont pas moindres. À la fois du ressort de la Commission européenne, de ses délégataires et des États membres, la promotion des services Copernicus implique des actions volontaristes de valorisation notamment pour les applications satellitaires.
La « stratégie spatiale », dont l’élaboration est inscrite au programme de travail 2016 de la Commission européenne, offre une occasion privilégiée, pour ce qui concerne la composante spatiale, de renforcer la prise en compte de ce volet industriel, amont aussi bien qu’aval.
Les données (brutes) et les informations (après traitement ou modélisation des données) produites dans le cadre de Copernicus sont mises à disposition avec un accès « total, ouvert et gratuit », afin d’encourager leur utilisation et de renforcer les marchés européens de l’observation de la Terre, en particulier le secteur aval, qu’il soit public ou privé. Le succès de Copernicus ne pourra se mesurer qu’à l’aune du développement de nouvelles applications dans le secteur aval.
Si ces conditions d’accès aux données et informations Copernicus sont analogues à celles de programmes similaires, comme le programme américain Landsat, leur utilisation par les grands acteurs mondialisés du numérique pose question. La capacité inégalée de ces grands acteurs à les traiter massivement et rapidement peut compromettre le développement d’applications par d’autres entreprises, notamment de petite taille et européennes. L’engagement récent de discussions entre Google et la Commission européenne atteste que l’Union européenne est désormais sensibilisée à ce risque qui est d’ores et déjà en train de se matérialiser. Le cas de Copernicus est expressément englobé dans ces discussions. Il y a là un point d’attention particulier pour les autorités françaises et européennes dans l’avenir.
Quand bien même il semblerait difficile de contrer les grands acteurs du numérique sur le terrain des mégadonnées, il est crucial que Copernicus serve en premier lieu le secteur aval européen et ses différentes communautés d’utilisateurs, par une adaptation constante et réactive de la production des données et informations à l’évolution de leurs besoins. Dans le cas contraire, une révision de la politique de diffusion libre et gratuite de ces données devrait s’imposer.
L’évaluation du programme Copernicus qui doit intervenir d’ici à 2017 aux termes du règlement (UE) n° 377/2014 du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 établissant le programme Copernicus et, abrogeant le règlement (UE) n° 911/2010, offrirait l’opportunité d’engager cette révision.
Tout comme Galileo et EGNOS, Copernicus est un programme civil placé sous contrôle civil, mais sans les mêmes enjeux de portée stratégique. Son service de sécurité, encore en phase de conception, se bornera au contrôle des frontières, à la surveillance maritime et à l’appui aux actions extérieures de l’Union européenne.
Pour autant, qu’il s’agisse, par exemple, de l’évolution de la résolution des satellites Sentinel ou de la prolifération des images d’origine spatiale, les données fournies par Copernicus peuvent présenter des risques pour la sécurité des États membres. Cet aspect est désormais pris en compte de manière spécifique par le programme, avec la définition d’une politique appropriée en matière de diffusion d’images sensibles (blocage temporaire, diffusion différée, etc.) et la mise en place d’un comité de sécurité.
Les représentations françaises dans les instances européennes chargées du pilotage du programme sont efficacement coordonnées. La pertinence et la visibilité de leurs actions sont reconnues par la Commission européenne, l’ESA ou Eumetsat. Bien que le programme Copernicus soit désormais financé principalement sur le budget communautaire, la France conserve une influence notable dans son développement.
Assurée depuis 2000 de manière informelle, la coordination interministérielle française du programme Copernicus n’a cependant été formalisée qu’en octobre 2012. En outre, le coordonnateur interministériel, un membre du Conseil général de l’environnement et du développement durable, a reçu une lettre de mission signée, non par les ministres eux-mêmes chargés de la recherche et de l’environnement, mais par le directeur général de la recherche et de l’innovation et par la commissaire générale au développement durable.
La différence est significative avec les programmes Galileo et EGNOS, pour lesquels le coordonnateur (le président du Centre national d’études spatiales intuitu personae) est désigné et missionné par le Premier ministre. Elle peut, lors des changements de titulaire, être une source de fragilité pour le dispositif de coordination interministérielle lui-même, le rendant trop tributaire de la personnalité du coordonnateur et de sa capacité à mobiliser les différentes administrations, voire les ministres concernés eux-mêmes.
Comme pour le programme Galileo, il serait préférable que le coordonnateur interministériel Copernicus soit désigné et mandaté par vos soins.
Par ailleurs, globalement satisfaisante, la coordination interministérielle française pâtit toutefois de deux insuffisances affectant son volet industriel, similaires à celles relevées pour les programmes Galileo et EGNOS :
le ministère chargé de l’industrie n’est pas représenté au sein de la coordination interministérielle mise en place pour Copernicus et son administration, la direction générale des entreprises n’a qu’une visibilité limitée sur le secteur spatial, considéré comme du ressort quasi-exclusif du ministre chargé de la recherche et de l’espace ;
si le développement de satellites à propulsion électrique fait l’objet d’un des plans de la Nouvelle France industrielle, le secteur spatial est traité, dans le cadre spécifique du Comité de concertation État-industrie sur l’espace (CoSpace), isolément des autres filières industrielles et complètement en dehors du Conseil national de l’industrie (CNI), que vous présidez, et de ses comités stratégiques de filière.
La coordination interministérielle française du programme Copernicus devrait mieux prendre en compte le volet industriel, notamment en y faisant participer le ministère chargé de l’industrie, et en articulant réellement le Comité de concertation Étatindustrie sur l'espace (CoSpace) avec les comités stratégiques de filière mis en place dans le cadre du Conseil national de l’industrie (CNI).
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Je vous serais obligé de me faire connaître, dans le délai de deux mois prévu à l’article L. 143-5 du code des juridictions financières, la réponse que vous aurez donnée à la présente communication3.
Je vous rappelle qu’en application des dispositions du même code :
deux mois après son envoi, le présent référé sera transmis aux commissions des finances et, dans leur domaine de compétence, aux autres commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Il sera accompagné de votre réponse si elle est parvenue à la Cour dans ce délai. À défaut, votre réponse leur sera transmise dès sa réception par la Cour (article L. 143-5) ;
dans le respect des secrets protégés par la loi, la Cour pourra mettre en ligne sur son site internet le présent référé, accompagné de votre réponse (article L. 143-1) ;
l’article L. 143-10-1 prévoit que, en tant que destinataire du présent référé, vous fournissiez à la Cour un compte rendu des suites données à ses observations, en vue de leur présentation dans son rapport public annuel. Ce compte rendu doit être adressé à la Cour selon les modalités de la procédure de suivi annuel coordonné convenue entre elle et votre administration.
Didier Migaud