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Le Premier président
à | Monsieur Manuel Valls | Premier ministre | |
Réf. : S 2016-2236 | Objet : La politique des pôles de compétitivité |
En application des dispositions de l’article L.111-3 du code des juridictions financières, la Cour a procédé à une enquête sur la politique des pôles de compétitivité, depuis leur création en 2005, avec un examen plus approfondi sur la période récente, c’est-à-dire depuis 2012, correspondant à l’évaluation de la phase 2 (2009-2012) et à la première moitié de la phase 3 (2013-2018) de la mise en œuvre de cette politique.
À l’issue de son contrôle, la Cour m’a demandé, en application des dispositions de l’article R.143-1 du même code, de vous saisir, par le présent référé, de ses principales observations, en raison de la dimension interministérielle de cette politique et de son importance pour la compétitivité de l’économie, alors qu’une prochaine réforme, annoncée début 2016, est en préparation.
Le déploiement de la politique des pôles de compétitivité s’est effectué en trois phases : la première, de 2005 à 2008, a permis de structurer l’écosystème et de faire partager la culture de la recherche collaborative aux différents acteurs (entreprises, organismes de recherche, établissements d’enseignement supérieur) ; la deuxième, de 2009 à 2012, a visé à consolider et conforter les pôles et leur écosystème ; la troisième, en cours (2013 - 2018), a pour objectif d’affirmer et de développer le rôle des pôles dans l’industrialisation des produits et services, en allant au-delà du montage de projets de recherche collaborative. Cette évolution de la politique et son adaptation, au fil des années, à un contexte changeant, marqué notamment par une plus forte décentralisation et la multiplication des outils de travail participatifs entre les entreprises et les organismes de recherche, expliquent certainement sa singulière longévité (plus de dix ans).
Depuis l’origine, la politique des pôles de compétitivité repose sur un copilotage des ministères chargés respectivement de l’industrie et de l’aménagement du territoire et cherche à associer, dans des structures de gouvernance nationales et locales, tous les acteurs concernés. Elle a connu deux évolutions importantes : le ministère de la recherche qui était initialement très peu présent dans le dispositif est aujourd’hui reconnu comme un partenaire majeur, compte tenu de sa place dans le domaine de l’innovation ; les régions sont désormais associées aux décisions importantes prises au niveau national et pas seulement territorial.
Toutefois, les dimensions stratégique et interministérielle se sont affaiblies au cours des dernières années, comme l’illustrent, par exemple, l’absence de comités interministériels consacrés aux pôles de compétitivité depuis 2010 ou la non-création du comité d’orientation national prévu pour la phase 3.
Une participation financière plus systématique de tous les ministères concernés, en fonction de leur intérêt pour les thématiques portées par les pôles, constituerait un gage de leur meilleure implication à moyen terme et d’une plus grande cohérence avec les autres politiques publiques. Une fusion des crédits des ministères destinés à l’animation des pôles en un seul fonds interministériel simplifierait les procédures et assurerait une meilleure cohérence du financement.
Comme sa gouvernance, la mise en œuvre de la politique est globalement bien organisée. Des contrats pluriannuels retracent les engagements des financeurs de chaque pôle, avec des indicateurs relativement nombreux pour suivre les actions menées. Au-delà du suivi annuel, des évaluations à la fois globales et individuelles sont réalisées tous les trois ou quatre ans.
Ces outils restent cependant encore insuffisants, notamment en ne permettant ni de mesurer les impacts économiques, ni de disposer d’informations suffisamment récentes dans les tableaux de bord annuels.
Surtout, certaines conclusions importantes de l’évaluation de la phase 2, ainsi que des décisions prises dans son prolongement en 2013, n’ont pas été appliquées. En particulier, l’absence de « délabellisation » des pôles dont les résultats avaient été considérés comme insuffisants par les évaluateurs jette un doute sur l’intérêt même de la contractualisation et de l’évaluation, et au-delà sur la crédibilité de la démarche d’excellence des pôles. Il est également surprenant de prévoir que les résultats de l’une des deux évaluations à mi-parcours de la phase 3, qui doit particulièrement examiner la dimension économique de l’action des pôles, ne seront disponibles, fin 2016, qu’après la réforme de cette politique, annoncée pour l’été 2016.
Si cette politique est globalement bien construite, en revanche, la définition et le contenu des missions et des activités des pôles sont moins bien établis, pour partie depuis l’origine, mais aussi du fait de l’évolution du contexte dans lequel ils interviennent.
En particulier, l’État participe de moins en moins au financement des structures d’animation des pôles et au soutien de leurs projets de recherche participative par le canal des crédits du fonds unique interministériel (FUI). Globalement, entre 2005 et 2015, 1 862 M€ ont été consacrés par l’État à la politique des pôles de compétitivité (1 666 M€ pour le soutien aux projets de recherche partenariale du FUI, 196 M€ pour l’animation), soit un montant moyen de 169 M€ par an, mais ce financement n’a pas été linéaire : depuis 2008, il a sensiblement diminué, passant de 275 M€ à 106 M€ en 2015. Cette réduction a, certes, été en grande partie compensée par les crédits du programme d’investissements d’avenir (PIA) et les financements des collectivités territoriales, mais avec des conséquences importantes sur les missions et les métiers des pôles qui nécessitent donc des efforts de clarification, voire de redéfinition, dans un contexte en évolution.
Du fait de leur ancrage territorial, les pôles de compétitivité sont des outils partagés au service de plusieurs politiques nationales : innovation, développement industriel et aménagement du territoire. Le partage entre ces deux dernières politiques est toujours resté flou, d’autant plus que le nombre de pôles labellisés (71) a été sensiblement supérieur à ce qui était prévu (une vingtaine) quand la politique des pôles a été conçue. Comme le recommandait déjà la Cour dans son rapport de 2009 sur ce sujet, il est nécessaire de clarifier les objectifs assignés à cette politique et notamment de faire précisément la part entre logique de compétitivité et démarche d’aménagement du territoire.
Cette recommandation est en outre confortée par l’évolution des rôles respectifs de l’État et des collectivités territoriales, notamment des régions, dont l’implication de plus en plus grande dans cette politique, au niveau local mais aussi national, a des conséquences qu’il convient de prendre en compte. Les régions ont notamment progressivement augmenté leur part dans le financement de l’animation et des projets de recherche collaborative des pôles, tout en coordonnant plus étroitement leur propre action avec celle de l’État, en matière de recherche et développement (R&D) et d’innovation pour les pôles qui sont sur leur territoire. Ce faisant, le rôle et les actions de ces derniers évoluent, de manière différente et parfois très significative, selon leurs caractéristiques et leur dimension stratégique, régionale ou nationale.
Une réflexion globale s’impose donc sur le positionnement des pôles, tant vis-à-vis de l’État et de ses différentes politiques que des collectivités territoriales, en intégrant les évolutions législatives récentes : la loi du 16 janvier 20151, en modifiant le nombre et la délimitation des régions, a des conséquences sur la définition des territoires des pôles ; la loi NOTRe2 du 7 août 2015, en confiant aux régions, ainsi qu’aux métropoles qui ont des pôles sur leur territoire, la compétence d’intervention territoriale dans l’animation des pôles, va affecter leur financement.
Un nouveau schéma pourrait ainsi être envisagé, reconnaissant explicitement l’existence de deux catégories de « clusters » d’innovation, l’une à vocation nationale et internationale, l’autre à vocation territoriale, ce qui rapprocherait la situation française de celle de la plupart des pays disposant de ce type d’outils. Corrélativement, les soutiens de l’État, appliqués aux pôles, devraient être différenciés, en concentrant les moyens de la politique industrielle sur les pôles qui y jouent un rôle stratégique, sauf à pratiquer un saupoudrage inefficace des crédits disponibles.
Cette modification devrait probablement conduire à passer d’un copilotage de la politique des pôles, aujourd’hui déséquilibré, par les deux ministères chargés de l’industrie (direction générale des entreprises) et de l’aménagement du territoire (commissariat général à l’égalité des territoires), à un pilotage par le ministère de l’industrie d’une politique dont le caractère interministériel devrait être toutefois réaffirmé, en associant étroitement les autres ministères concernés : industrie, recherche, aménagement du territoire, environnement, défense, agriculture, ainsi que le commissariat général à l’investissement.
Dans leur ensemble, les pôles assurent correctement leur mission d’origine, le développement de la recherche partenariale entre entreprises et laboratoires publics, en facilitant l’accès des petites et moyennes entreprises (PME) à ce type d’activité. Toutefois, ils n’assument pas tous leur rôle avec suffisamment de rigueur, notamment en matière de labellisation des projets de recherche, sans que les ministères concernés ne réagissent. Une plus grande fermeté sur la qualité des pratiques dans ce domaine permettrait pourtant de renforcer l’image des pôles et donc l’efficacité de la politique elle-même.
Par ailleurs, l’évaluation de 2012 et le lancement de la phase 3 de la politique en 2013 ont mis l’accent sur la nécessité, pour les pôles, de mieux accompagner les projets dans la durée, afin de passer du rôle « d’usine à projets » à celui « d’usine à produits ». Néanmoins, le développement de leurs activités d’accompagnement des PME, notamment à l’international et dans la recherche de financement, dans un contexte de réduction des subventions de l’État, risque de fragiliser le modèle économique des pôles, déjà peu robuste.
Parallèlement, en 10 ans, l’environnement des pôles de compétitivité a beaucoup changé, notamment du fait de la multiplication des dispositifs de soutien à l’innovation via la recherche partenariale et sa valorisation, financés en particulier par le PIA depuis 2010. Les pôles en ont profité pour élargir leur champ d’intervention au-delà du FUI, dont la part dans le financement de leurs projets collaboratifs se réduit progressivement.
Dans ce contexte, il conviendrait de reconfigurer le FUI en visant, d’une part, à simplifier les soutiens à la recherche partenariale, d’autre part, à disposer d’un outil répondant mieux aux objectifs de la phase 3 de la politique des pôles de compétitivité.
Il serait aussi nécessaire de mieux articuler tous ces outils de soutien à l’innovation et d’aider les entreprises à utiliser ceux qui sont les mieux adaptés à leurs besoins, rôle que les pôles sont particulièrement bien placés pour assumer. L’État a un rôle majeur à jouer pour atteindre ce résultat en articulant mieux la politique des pôles de compétitivité avec sa stratégie industrielle (notamment dans le cadre de sa politique de filière et de la Nouvelle France Industrielle) et sa politique de soutien à l’innovation, ce qu’il n’a pas fait ces dernières années. Le rôle des pôles de compétitivité devrait être systématiquement intégré aux actions de promotion de la compétitivité et de l’attractivité de l’économie par la recherche et l’innovation et à leurs évolutions.
La Cour formule donc les recommandations suivantes :
Recommandation n° 1 : Profiter du bilan à mi-parcours de la phase 3 pour redéfinir, sur la base d’une réflexion stratégique, le positionnement des pôles, tant vis-à-vis de l’État que des collectivités territoriales, leur modèle économique, ainsi que le pilotage de la politique des pôles de compétitivité et sa meilleure intégration dans les politiques de l’État tant en matière de recherche, que d’industrie ou de décentralisation ;
Recommandation n° 2 : Différencier le traitement des pôles de compétitivité par l’État, notamment en matière de soutien financier, en concentrant les moyens de la politique industrielle sur les pôles qui y jouent un rôle stratégique ;
Recommandation n° 3 : Impliquer tous les ministères concernés par cette politique dans le financement des pôles de compétitivité, tant pour l’animation que pour le soutien des projets ;
Recommandation n° 4 : Reconfigurer le FUI afin de simplifier les soutiens à la recherche partenariale et disposer d’un outil répondant mieux aux objectifs de la phase 3 des pôles, en supprimant les appels à projets tout en maintenant les spécificités actuelles du fonds (versement de subvention, soutien à des projets de taille adaptée aux PME) ;
Recommandation n° 5 : Enlever la qualification de « pôle de compétitivité » aux pôles qui ne répondent pas aux exigences du cahier des charges et dont les résultats sont considérés comme insuffisants dans le cadre des évaluations ;
Recommandation n° 6 : Mettre en place un dispositif qui permette de sanctionner les mauvaises pratiques en matière de labellisation des projets.
Je vous serais obligé de me faire connaître, dans le délai de deux mois prévu à l’article L. 143-5 du code des juridictions financières, la réponse que vous aurez donnée à la présente communication3.
Je vous rappelle qu’en application des dispositions du même code :
deux mois après son envoi, le présent référé sera transmis aux commissions des finances et, dans leur domaine de compétence, aux autres commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Il sera accompagné de votre réponse si elle est parvenue à la Cour dans ce délai. À défaut, votre réponse leur sera transmise dès sa réception par la Cour (article L. 143-5) ;
dans le respect des secrets protégés par la loi, la Cour pourra mettre en ligne sur son site internet le présent référé, accompagné de votre réponse (article L. 143-1) ;
l’article L. 143-10-1 prévoit que, en tant que destinataire du présent référé, vous fournissiez à la Cour un compte rendu des suites données à ses observations, en vue de leur présentation dans son rapport public annuel. Ce compte rendu doit être adressé à la Cour selon les modalités de la procédure de suivi annuel coordonné convenue entre elle et votre administration.
Didier Migaud