Le

Le Premier président

àMonsieur Jean-Jacques Urvoas Garde des Sceaux, ministre de la justice
Réf. : S2016-4074Objet : La gestion et le financement de l’aide juridictionnelle et des autres interventions de l’avocat

En application des dispositions de l’article L. 111-3 du code des juridictions financières, la Cour a contrôlé la gestion et le financement de l’aide juridictionnelle et des autres interventions de l’avocat sur la période 2011-2015. À l’issue de son contrôle, elle m’a demandé, conformément à l’article R. 143-1 du même code, d’appeler votre attention sur les observations suivantes.

Aux termes de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique, l’aide juridique comprend l’aide juridictionnelle proprement dite, l’aide à l’intervention de l’avocat dans les procédures non juridictionnelles ainsi que l’aide à l’accès au droit, qui n’entrait pas dans le périmètre du présent contrôle. L’accès à la justice et le droit de recourir à un juge constituent un droit fondamental reconnu tant par le droit national que par le droit européen et le droit international. La loi du 10 juillet 1991 a ainsi mis en place, au profit des personnes aux revenus modestes, un dispositif de très large portée, dispensateur d’aides attribuées selon des critères essentiellement économiques. Sous l’effet de diverses mesures prises ces dernières années, cette politique publique a vu son coût, qui était de 360 M€ en 2015, continûment augmenter, sans qu’aucune réforme de son périmètre et de ses modes de gestion ait été recherchée.

Dans ce contexte, la Cour a relevé que malgré l’accroissement de la dépense et de la complexité de la gestion, cette composante importante et sensible du service public de la justice s’est de plus en plus affranchie d’un financement sur crédits budgétaires. Elle a également constaté l’absence d’indicateur sur ses résultats et ses coûts d’ensemble et l’absence d’évolution de son architecture de gestion.

Un financement de plus en plus coûteux, en marge des règles budgétaires

L’aide juridictionnelle s’inscrit dans un dispositif de gestion et de financement complexe. Bien qu’il s’agisse d’un poste de dépense particulièrement dynamique, la mesure de son efficacité demeure lacunaire.

Un dispositif de gestion et de financement singulier

En application de la loi du 10 juillet 1990 et de ses textes d’application, le ministère de la justice exerce en ce domaine une triple fonction de conception, de pilotage et de contrôle de la gestion. Au plan comptable, la décision d’admission prononcée par les bureaux d’aide juridictionnelle des juridictions s’apparente à une décision d’engagement et la délivrance de l’attestation de fin de mission par leurs greffes à une attestation de service fait. Cependant, ce sont les caisses autonomes des règlements pécuniaires des avocats (CARPA), sous l’égide technique de leur union nationale (union nationale des CARPA - UNCA), qui sont les organismes payeurs des rétributions versées aux avocats dans le cadre d’un quasi-mandat de la Chancellerie.

Ce circuit singulier de gestion, partagé entre l’État et le barreau, s’est complexifié avec le recours à une débudgétisation partielle, pour des montants croissants, du financement de cette politique publique.

En effet, à partir de 2011, d’abord pour la gestion de la contribution pour l’aide juridique (CPAJ), destinée à financer l’intervention de l’avocat au cours de la garde à vue, puis de diverses autres recettes fiscales créées en substitution de cette contribution, en l’absence des crédits budgétaires correspondants, le Conseil national des barreaux a été introduit par la loi dans le circuit de financement entre l’État et l’UNCA comme l’affectataire direct du produit de ces taxes. S’est ainsi superposé au dispositif existant un nouveau mandat conféré par la loi au Conseil national des barreaux (CNB) et à l’UNCA. Il en résulte, sous la réserve de procédures d’agrément et de validation, une débudgétisation du financement et une externalisation de la gestion des crédits publics et du contrôle de leur emploi pour le compte de l’État.

Au sens de l’article 2 de la loi organique relative aux lois de finances, l'affectation d’une taxe doit cependant concourir à l'objet social de cette entité, ce qui n'était pas le cas du CNB. Selon les dispositions de la loi du 31 décembre 19711 et du décret du 27 novembre 19912, les missions de cet établissement d’utilité publique doté de la personnalité morale étaient en effet d’ordre exclusivement professionnel. La loi a donc dû être modifiée afin d’indiquer que le CNB perçoit la recette extrabudgétaire et la gère, dans le cadre d’une convention de gestion avec l’UNCA et « s’assure, sous le contrôle du Garde des sceaux, que les barreaux et les CARPA utilisent à juste titre les fonds qui leur sont alloués ». Une mission de service public a ainsi été introduite au profit du CNB, à savoir la gestion et le contrôle du bon usage de ressources publiques, confiés à des organismes mandataires, pour la mise en œuvre d’une politique publique.

La Cour considère que les dispositifs successifs ainsi mis en place, en marge de l’orthodoxie budgétaire, ont introduit des sources de financement et des dispositifs de gestion dont l’empilement ne peut constituer à terme un système viable pour une même politique publique.

Une dépense particulièrement dynamique

Depuis une dizaine d’années, la dépense s’était accrue sous l’effet de plusieurs mesures législatives, comme la prise en charge de l’intervention de l’avocat au cours de la garde à vue, et de divers autres textes qui ont été un facteur d’alourdissement, tant de l’aide juridique proprement dite que du fonctionnement judiciaire.

Hors augmentation du taux de la TVA, l’évolution de la dépense a cependant pu être contenue, entre 2011 et 2015, du fait de l’évolution modérée du plafond de ressources pour l’admission des demandeurs à cette aide et de l’absence de revalorisation, depuis 2007, de l’unité de valeur servant de base à la rétribution des avocats.

La disponibilité de ressources nouvelles, sous forme de ressources extrabudgétaires puis de dotations budgétaires accrues, a ouvert la voie, à compter de l’automne 2015, à une accélération de la dépense, imputable d’une part, à la décision de fortement augmenter le plafond de ressources, pour un effet plein en 2017, et d’autre part, à deux décisions de revaloriser l’unité de valeur des avocats. Selon le projet de loi de finances 2017, les dépenses devraient atteindre 453,9 M€ en 2017, financées par 370,9 M€ de crédits budgétaires (+ 40,1 M€ par rapport à 2016) et 83 M€ de recettes extrabudgétaires. Au total, la dépense se sera accrue de 95 M€ par rapport à 2015, soit + 26 % en deux ans.

La Cour relève par ailleurs que l’État n’a pu obtenir aucune contribution de solidarité du barreau, dont moins de la moitié des membres participent au fonctionnement de l’aide juridictionnelle et supportent ainsi une charge qui, comme en a jugé le Conseil d’État, est la contrepartie du monopole de représentation qui bénéficie à l'ensemble des membres de leur profession.

Une mesure lacunaire de l’efficacité

Le programme budgétaire 101, qui porte la politique d’accès au droit, comporte trois indicateurs pour l’action 01 correspondant à l’aide juridictionnelle, l’un relatif au délai de traitement des demandes d’aide juridictionnelle, le second au coût de traitement d’une demande d’aide juridictionnelle, le troisième au taux de mise en recouvrement des frais d’aide juridictionnelle avancés par l’État sur la partie perdante.

Ces indicateurs de performance permettent d’appréhender les progrès enregistrés dans les délais de traitement des demandes d’aide juridictionnelle, le coût du traitement par les bureaux d’aide juridictionnelle et l’incapacité persistante à obtenir un taux de recouvrement à la mesure de l’objectif-cible fixé par l’indicateur.

La Cour estime que ces indicateurs, qui ne portent que sur la gestion, sont insuffisants pour rendre compte de l’efficacité d’une politique publique, dont tant les objectifs que les résultats devraient pouvoir être quantifiés. Elle regrette la connaissance insuffisante des effets de cette politique publique, notamment sur l’évolution du nombre de contentieux et la rémunération des auxiliaires de justice. L’accroissement considérable de la dépense, résultant des mesures à effet différé engagées à compter de 2015, devrait être évalué dans toutes ses conséquences, qu’il s’agisse du relèvement du plafond de ressources, des deux relèvements du montant de l’unité de valeur, de la reconfiguration du barème des rétributions de l’avocat et de la réforme de l’aide juridictionnelle partielle.

2. Une régulation insuffisante des modes de gestion

Au regard des constats effectués et du dynamisme de la dépense, les questions du champ et des modalités de financement et de gestion de cette politique publique doivent être posées.

2.1. Les effets d’une logique de guichet

Avec plus de 900 000 affaires portées devant les tribunaux et bénéficiant de l’aide juridictionnelle, la France compte 1 352 affaires pour 100 000 habitants pour un budget de 342 € par affaire, contre, par exemple, respectivement 833 et 456 € en Allemagne ou 426 et 555 € en Italie3. Elle se trouve dans la situation de rétribuer, pour un montant modeste, des affaires très nombreuses, qui traduisent le champ quasiment illimité des actions éligibles à l’aide juridictionnelle attribuée sur les seuls critères de revenu.

Alors que tous les pays européens, quelle que soit leur conception de l’aide juridique, ont lancé des programmes visant à réduire les coûts et le nombre de contentieux éligibles et à mieux cibler les prises en charge, le cas échéant, au bénéfice des situations les plus critiques, la dynamique de la dépense s’est développée en France sans que soit portée d’attention aux conditions d’une meilleure sélectivité permettant d’intervenir le plus utilement.

2.2. Des mécanismes inopérants d’atténuation de la dépense

La Cour relève que les dispositions introduites par les lois successives afin de contenir la dépense se sont révélées inefficaces.

Tel est, en premier lieu, le cas de l’article 7 de la loi du 10 juillet 1991, qui exclut du bénéfice de l’aide les causes manifestement irrecevables ou dénuées de fondement, de l’article 50, qui prévoit, dans certains cas, le retrait de l’aide juridictionnelle, de l’article 43 qui permet le recouvrement des sommes avancées par l’État pour l’aide juridictionnelle sur la partie perdante mais ne comprend pas de dispositif, tel une taxe, rendant ce recouvrement systématique.

En second lieu, le principe de subsidiarité de l’aide juridictionnelle par rapport à l’assurance de protection juridique introduit par la loi n° 2007-210 du 19 février 2007 portant réforme de l'assurance de protection juridique n’a pas produit à ce jour d’effet significatif. Il n’existe ainsi aucun dispositif de responsabilisation de l’usager.

2.3. Des coûts de gestion mal connus mais élevés

Le ministère de la justice n’est pas en mesure de connaître avec exactitude le coût de gestion de l’aide juridictionnelle, au-delà des charges directement exposées par ses services qu’il chiffre à 20,9 M€. L’UNCA n’est pas davantage en état de déterminer des charges que le barreau a cependant estimées en 2015 à 15 M€. Les éléments disponibles conduisent cependant à estimer que le coût total de la gestion de l’aide juridique qui en résulte est élevé, rapporté à une dépense de 359 M€ en 2015.

Il n’en est que plus étonnant que la recherche permanente de financements complémentaires à l’œuvre depuis 2013 n’ait pas conduit à examiner les possibilités d’économies d’un dispositif de gestion à la fois éclaté et coûteux, ne serait-ce que parce qu’il est partagé entre les bureaux d’aide juridictionnelle des juridictions et les 130 CARPA, qu’il est encore insuffisamment dématérialisé et qu’il doit traiter un nombre très élevé d’admissions et de type de missions. Pourtant le récent relèvement du plafond de ressources ne pourra qu’amplifier cette situation.

La Cour recommande donc que le coût complet de gestion de l’aide juridique soit établi. Elle considère en outre que se pose la question de la justification de la coexistence, au bénéfice des mêmes publics, de dispositifs d’aide ayant des critères de ressources proches, sinon identiques. L’uniformisation de ces critères, dont les effets financiers devraient être attentivement examinés, permettrait de réduire les coûts de production, de partager les données et de mieux lutter contre la fraude.

Si le projet dit « eAJ » de développement d’un applicatif métier, en remplacement de l’application « AJWIN », totalement dépassée, va dans le sens d’une rationalisation du processus d’instruction et de diminution du coût d’instruction, les gains escomptés ne prennent cependant pas la forme d’un objectif chiffré.

Aussi la Cour recommande-t-elle que le dispositif de gestion soit profondément réformé afin de ramener le coût complet par dossier d’aide juridictionnelle, de la procédure d’admission au paiement des rétributions, à un taux ne dépassant pas 5 % de la dépense totale.

2.4. L’aide juridictionnelle et la modernisation de la justice

À défaut de reconsidérer dans un sens plus sélectif, au regard des attentes des justiciables, le périmètre des contentieux éligibles à l’aide juridictionnelle, en particulier en matière civile, la Cour estime qu’une attention plus grande devrait être portée aux critères de recevabilité.

Elle recommande ainsi qu’en appel soient introduits, en matière civile, des critères plus rigoureux tenant au bien-fondé de la procédure et à la proportionnalité de l’enjeu pour le demandeur, en fonction d’un élément objectif, à l’image de la procédure de filtrage existant déjà pour la cassation.

De même, la mise en place d’une consultation juridique préalable ainsi que l’encouragement de modes alternatifs de résolution des différends, à l’instar de la médiation, pourraient aussi contribuer à l’allègement de la dépense d’aide juridique mais également des charges judiciaires. Tout en prenant acte de l’ouverture, en 2016, d’une dotation de 2 M€ destinée à développer les consultations et informations juridiques préalables à la saisine du juge et de la mise en place d’une aide à la médiation pour les publics éligibles à l’aide juridictionnelle, la Cour ne peut que constater le caractère encore largement prospectif d’une telle démarche.

De plus, la Cour estime que la poursuite de la déjudiciarisation de certains contentieux, comme cela vient d’être mis en œuvre dans le cadre de la loi relative à la modernisation de la justice du XXIème siècle4, avec notamment le divorce par consentement mutuel, serait de nature à réduire la dépense globale, qu’il s’agisse de la dépense judiciaire et, même si cela n’est pas automatique car ces modes alternatifs ont eux-mêmes un coût pour les justiciables, de la dépense d’aide juridictionnelle.

Enfin, si, comme rappelé ci-dessus, l’application du principe de subsidiarité n’a donné à ce jour que peu de résultats, en dépit des évolutions législatives, le recours à l’assurance de protection juridique pourrait aussi, dans une tout autre configuration du système de gestion de l’aide juridique, constituer le pivot d’un scénario alternatif. Cette orientation mériterait à tout le moins d’être solidement expertisée.

2.5. La nécessité d’une réforme de l’architecture de gestion

Plus généralement, le caractère complexe du système de gestion et de financement actuel de l’aide juridique, les incertitudes sur la viabilité de son financement, son coût de gestion élevé et sa difficulté à évoluer conduisent la Cour à souhaiter une clarification du cadre existant, qui n’assure ni cohérence ni efficacité à la gestion de l’aide juridique..

Plusieurs options paraissent devoir être explorées.

Au-delà de la mise en place d’une caisse unique, afin de mutualiser le paiement des rétributions des avocats, la dévolution de la totalité du système de gestion et de financement au Barreau pourrait constituer l’aboutissement des évolutions récentes, sous le contrôle de l’État, qui resterait à consolider si ce n’est à redéfinir. 

En sens inverse, la reprise par l’État du dispositif de gestion de cette politique publique pourrait passer par la mise en place d’un opérateur dédié, sur le modèle anglais de la Legal Aid Agency, qui rependrait de manière intégrée l’ensemble des fonctions liées à l’accès au droit, à l’admission à l’aide juridictionnelle et au contenu de la gestion, avec un objectif d’efficience.

Dans le cadre de la modernisation qui s’engage, l’achèvement de la dématérialisation de la chaîne d’admission avec la constitution à terme d’un bureau d’aide juridictionnelle national, autoriserait, à tout le moins, que la fonction de paiement soit dévolue à un opérateur public unique existant, comme il en existe pour les paiements de masse (tel que l’Agence de services et de paiement ou les caisses d’allocations familiales) afin de ramener le coût de gestion à un niveau acceptable et de rationaliser les contrôles.

Ainsi, au terme de son contrôle, la Cour formule les trois recommandations suivantes :

Recommandation n° 1 : établir le coût complet de l’aide juridique ;

Recommandation n° 2 : réformer le dispositif de gestion afin de ramener le coût de gestion des dossiers d’aide juridictionnelle, de la procédure d’admission au paiement des rétributions, à un coût complet ne dépassant pas 5 % de la dépense totale ;

- Recommandation n° 3 : introduire en matière civile, en appel, des critères plus rigoureux tenant au bien-fondé de la procédure et à la proportionnalité de l’enjeu à la demande.

-=o0o=-

Je vous serais obligé de me faire connaître, dans le délai de deux mois prévu à l’article L. 143-5 du code des juridictions financières, la réponse que vous aurez donnée à la présente communication5.

Je vous rappelle qu’en application des dispositions du même code :

deux mois après son envoi, le présent référé sera transmis aux commissions des finances et, dans leur domaine de compétence, aux autres commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Il sera accompagné de votre réponse si elle est parvenue à la Cour dans ce délai. À défaut, votre réponse leur sera transmise dès sa réception par la Cour (article L. 143-5) ;

dans le respect des secrets protégés par la loi, la Cour pourra mettre en ligne sur son site internet le présent référé, accompagné de votre réponse (article L. 143-1) ;

- l’article L. 143-10-1 prévoit que, en tant que destinataire du présent référé, vous fournissiez à la Cour un compte rendu des suites données à ses observations, en vue de leur présentation dans son rapport public annuel. Ce compte rendu doit être adressé à la Cour selon les modalités de la procédure de suivi annuel coordonné convenue entre elle et votre administration.

Didier Migaud