Le
Le Premier président
à | Monsieur Jean-Marc Ayrault | Ministre des affaires étrangères et du développement international | Monsieur Bernard Cazeneuve | Ministre de l’intérieur | |||
Réf. : S2016-3241 | Objet : L’organisation des élections pour les Français établis hors de France |
En application des dispositions de l’article L. 111-3 du code des juridictions financières, la Cour a conduit une enquête sur le coût et l’organisation des élections pour les Français établis hors de France sur la période de 2011 à 2014 marquée par quatre scrutins. Elle a pris note des mesures prises depuis pour améliorer ce système et particulièrement de l’adoption de la loi organique du 1er août 2016. Au terme de son contrôle, elle m’a demandé, en application des dispositions de l’article R. 143-1 du même code, d’appeler votre attention sur les principales observations résultant de ses travaux.
Si la qualité de l’organisation et l’implication des agents du ministère des affaires étrangères sont reconnues, force est de constater le coût significatif de ces élections pour la période 2011-2014, marquée par la réforme de la représentation des français de l’étranger (I) et de relever diverses faiblesses auxquelles il doit pouvoir être remédié à la condition de poursuivre la modernisation des processus de vote (II).
Les résidents français à l’étranger sont aujourd’hui représentés par 12 sénateurs, 11 députés, 90 conseillers à l’Assemblée des Français de l’étranger (AFE) et 442 conseillers consulaires, suite aux réformes intervenues en ce domaine en application de la révision constitutionnelle de 2008. Ils disposent ainsi d’un niveau de représentation supérieur à celui qui prévaut dans les autres pays étudiés par la Cour1. Seuls le Portugal et l’Italie ont dans leur Parlement une représentation spécifique de leurs concitoyens établis à l’étranger, ces deux pays étant les seuls, avec l’Espagne, à disposer, en outre, d’organes spécifiques en la matière.
Le coût des élections organisées pour les Français établis hors de France a été supérieur à 34 millions d’euros entre 2011 et 2014.
La Cour fait le constat d’une faible participation des Français de l’étranger aux élections, malgré les nombreuses facilités offertes. Elle relève par ailleurs que les dépenses entraînées par l’organisation des scrutins par le ministère des affaires étrangères et du développement international (MAEDI) ne sont pas correctement suivies. Elle souligne en particulier l’absence d’évaluation des dépenses de personnel, alors même que la mobilisation des agents pour assurer la bonne organisation des élections pèse lourdement sur les postes diplomatiques et consulaires. La Cour évalue ainsi les dépenses liées à l’organisation des élections pour les Français établis hors de France, qui se sont déroulées entre 2011 et 2014, à 34,3 M€.
Une faible participation malgré de nombreuses facilités de vote
Au cours de la période analysée, les Français de l’étranger ont pu participer à l’ensemble des scrutins nationaux, européens et locaux dès lors qu’ils étaient inscrits à la fois sur la liste électorale consulaire et dans leur ancienne commune en France. Ils ont pu voter à l’urne grâce à un réseau dense de bureaux de vote (782 en 2012) mais aussi par internet (pour les élections législatives et consulaires) et par correspondance (pour les élections législatives). À la différence de la France, la majorité des pays étudiés ne prévoit qu’un vote par correspondance, parfois accompagné d’un vote à l’urne, généralement centralisé dans les consulats ou les ambassades.
Malgré ces facilités étendues, la participation aux élections des Français établis à l’étranger se révèle faible au regard de celle de nos concitoyens en France : 42,1 % au second tour de l’élection présidentielle de 2012, contre 80,4 % en France ; 11 % aux élections européennes de 2014 contre 42,4 % en France2.
Des dépenses hors personnel mal suivies
Les dépenses hors personnel induites par l’organisation des élections, en particulier celles réglées dans le cadre de marchés publics, sont suivies de manière dispersée par les différents services du MAEDI. Elles ne font l’objet d’aucun pilotage et la Cour a pu relever plusieurs dysfonctionnements affectant le circuit d’engagement de la dépense. Des commandes supérieures au seuil fixé par le code des marchés publics ont ainsi été passées hors marché.
Cette absence de pilotage est à mettre en regard avec les dépenses exposées pour l’organisation des scrutins, soit 18,6 M€ sur la période considérée. Ce montant inclut les crédits que les postes diplomatiques se voient déléguer pour organiser les scrutins (dépenses de communication, de logistique, de mise en place du vote par internet, de maintenance informatique, d’achat de matériel de vote et d’envoi des documents de propagande électorale aux électeurs)3. L’envoi des documents de propagande aux électeurs représente, à lui seul, une part significative de ces dépenses : plus de 1,9 M€, soit près de 15 % des dépenses, pour les scrutins de 2012. Outre qu’il ne constitue pas le moyen le plus fiable, en raison des défaillances de certains systèmes postaux étrangers, y compris dans des pays industrialisés, et des nombreuses erreurs d’adressage, l’envoi papier se révèle très coûteux. À titre de comparaison, pour les élections consulaires de 2014, la quasi-intégralité de la propagande a été adressée par voie de courriel, pour un coût limité, lié à l’utilisation de serveurs, de 16 000 €.
Aussi, sur la base de l’expérimentation réalisée avec succès en France lors de certaines des dernières élections régionales, la Cour recommande-t-elle à nouveau4 qu’il soit procédé à la dématérialisation de ces documents.
D’importantes dépenses de personnel
L’organisation des scrutins mobilise fortement les agents des consulats et, à un degré moindre, ceux des ambassades. Ils sont en effet chargés de la tenue de la liste électorale consulaire, du stockage et de l’installation du matériel de vote, de l’établissement et de la transmission des procurations ainsi que de la remontée des résultats. Ils participent également à la tenue des bureaux de vote. Des équipes sont, dans le même temps, mobilisées au ministère pour assurer la préparation des scrutins, leur bon déroulement et la centralisation des résultats.
Si l’implication des agents est largement reconnue et saluée par les Français établis à l’étranger, elle a aussi un coût. La Cour des comptes a évalué les dépenses correspondantes à 15,7 M€ pour la période 2011-2014. Ce chiffrage comprend la valorisation du temps passé par les agents pendant les opérations électorales, y compris avant les scrutins, dans les postes diplomatiques comme au sein de l’administration centrale. Il inclut également d’autres dépenses de personnels liées aux différents scrutins : vacations, permanences, rémunérations de prestations de formation ou de chargés de mission. Il intègre enfin la valorisation du temps passé par les agents de l’Institut national de la statistique et des études économiques pour la tenue de la liste électorale consulaire et le coût du traitement des contentieux centralisés au tribunal d’instance du 1er arrondissement de Paris.
La tenue des scrutins pèse aussi sur le fonctionnement des consulats. Elle entraîne des heures supplémentaires et des journées de récupération qui n’ont pu être chiffrées intégralement mais qui, à titre d’exemple, atteignaient pour le consulat général de Londres l’équivalent de 120 jours en 2014.
La dépense totale pour l’organisation des élections de 2011 à 2014 est supérieure à 34 M€
Compte-tenu de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime à 34,3 M€ les dépenses liées aux élections des Français établis à l’étranger entre 2011 et 2014. Cette dépense est particulièrement élevée pour les élections européennes (40,60 € par votant) et les élections aux conseils consulaires (24,50 € par votant).
En s’appuyant sur les données dont elle dispose, la Cour constate que la dépense par inscrit est nettement supérieure pour les inscrits à l’étranger par rapport aux inscrits en France, avec un écart de l’ordre de un à trois pour les élections présidentielles et législatives de 2012, (20,50 € à l’étranger contre 7,45 € en France5).
Enfin les coûts ainsi supportés par le ministère des affaires étrangères et du développement international ne sont que partiellement remboursés par le ministère de l’intérieur à partir du programme budgétaire prévu à cet effet.
L’organisation des élections à l’étranger a comporté, entre 2011 et 2014, de nombreuses faiblesses
La Cour a constaté des faiblesses dans l’organisation des élections pour les Français établis à l’étranger. Celles-ci concernent tant l’établissement de la liste électorale consulaire, que les règles électorales applicables, le vote par internet et l’efficacité des mécanismes de contrôle.
Malgré des efforts réels, la liste électorale consulaire n’est pas complètement fiable
Le nombre d’électeurs inscrits sur la liste électorale consulaire (LEC) a augmenté de plus de 40 % entre 2008 et 2015. Si cette hausse est le fruit de différents facteurs, une partie de celle-ci est artificielle : l’inscription sur les registres des Français de l’étranger entraîne en effet automatiquement, sauf rare opposition, inscription sur la liste électorale consulaire. Il en résulte des listes électorales qui ne sont pas totalement fiables. Y figurent, selon les termes du MAEDI, des « électeurs fantômes », avec lesquels aucun contact ne peut être établi (coordonnées erronées, déménagements, etc.), malgré les multiples tentatives des agents des consulats. La recherche de ces électeurs, évalués par exemple à 6,3 % des inscrits à Londres, est au surplus coûteuse : près d’1,4 M€ y aura été consacré en 2011.
Les difficultés concernent également les radiations, prononcées plus difficilement qu’en France. Ainsi, entre 20 000 et 30 000 électeurs croyant avoir été radiés de la liste électorale consulaire se sont présentés dans leur bureau de vote en France à l’occasion de l’élection présidentielle de 2012. Cette radiation n’étant pas effective, ceux-ci ont été, dans un premier temps, empêchés de voter. Une procédure spécifique, permettant à ces électeurs de voter après avoir signé une attestation certifiant qu’ils avaient quitté leur ancien pays d’inscription, a dû être mise en place dans l’urgence. Cette procédure particulièrement dérogatoire, déjà mise en place en 2007, a dû à nouveau être reconduite en 2012.
Comme en France, tout électeur peut consulter la liste électorale consulaire dès lors qu’il n’en fait pas un usage commercial. Or à l’étranger, les adresses électroniques des électeurs figurent sur la LEC. De nombreux électeurs se sont plaints auprès des consulats de l’utilisation de leurs adresses électroniques pour des envois non sollicités de la part des partis politiques, notamment à l’occasion des élections législatives de 2012. Outre qu’elle a pu conduire certains électeurs, excédés, à demander leur radiation de la LEC, cette pratique présente un défaut majeur : un courriel du consulat ou de l’ambassade pourrait se perdre dans le flux de courriels reçus et ne pas être ouvert. Pour pallier cette difficulté, plusieurs consulats proposent aux électeurs de fournir deux adresses électroniques : une réservée à leurs seuls échanges avec le consulat et une autre qui figurera sur la LEC.
La Cour relève que la loi organique n° 2016-1047 du 1er août 2016 rénovant les modalités d'inscription sur les listes électorales des Français établis hors de France prévoit désormais l’instauration d’un répertoire électoral unique et donc la fin de la possibilité d’une double inscription dans une commune française et sur la liste électorale consulaire. Ce répertoire sera effectif pour les scrutins de 2017. Il reste à prendre diverses mesures pour fiabiliser l’usage de la liste électorale, ce qui amène la Cour à émettre la recommandation figurant à la fin du présent référé.
Les règles électorales ne sont pas adaptées aux spécificités de l’étranger
Les règles électorales appliquées aux scrutins organisés à l’étranger ne prennent pas suffisamment en compte les conditions et les contraintes propres à ces scrutins.
Ainsi, la faculté offerte aux Français pour les élections législatives à l’étranger de voter par correspondance, système abandonné depuis 1975 pour les votants présents sur le territoire national, se heurte aux nombreuses défaillances des systèmes postaux étrangers évoquées plus haut. De nombreux Français ne reçoivent que trop tardivement le matériel de vote. Cette faculté, conditionnée à une inscription préalable, provoque un travail supplémentaire pour les services consulaires, obligés de consacrer des locaux au dépouillement de ces votes pour une participation minime (moins de 2 % des électeurs avaient fait ce choix en 2012). De surcroît, le taux d’annulation du vote par correspondance est particulièrement élevé : il a, par exemple, été supérieur à 50 % à Bruxelles en 2012.
Ce système est enfin coûteux (25,50 € par votant en 2012 et 120 € par votant pour les législatives partielles de 2013). Son intérêt en terme de participation n’étant pas établi, il pourrait être supprimé.
Le fonctionnement du vote par internet n’est pas satisfaisant
Conformément aux prescriptions de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), les modalités d’utilisation du vote par internet sont strictement encadrées. La sécurité pour permettre le développement du vote par internet a été, à bon droit, une préoccupation majeure du MAEDI. Même s’il n’existe pas en la matière de garantie totale, les audits de sécurité auxquels il a procédé n’ont pas décelé de failles particulières.
Pour autant, le choix du prestataire n’a pas été entouré de toutes les précautions souhaitables. Des difficultés techniques, déjà identifiées en 2011, n’ont pas été entièrement surmontées, ni en 2012 ni en 2014. S’y sont ajoutés des problèmes concernant l’accès au portail de vote : difficile durant les dernières heures du scrutin consulaire de 2014, cet accès a été impossible au cours de la dernière heure. Ces incidents posent la question de la capacité des serveurs à absorber un flux pourtant restreint de votes (7 % des inscrits avaient fait en 2014 le choix du vote par internet) et plaident pour un rôle accru du bureau de vote électronique, garant de l’intégrité du scrutin (cf. infra).
La Cour considère que le développement du vote par internet permettrait de réduire les coûts d’organisation des scrutins, sans dégrader le niveau de participation aux élections des Français de l’étranger. Elle restera attentive au déploiement d’un nouveau système programmé pour 2017 et aux suites données au test en grandeur nature prévu pour la fin de l’année 2016.
Malgré leur nombre, la portée des mécanismes de contrôle de la régularité des élections reste limitée
Outre le contrôle traditionnel mené par les délégués du Conseil constitutionnel pour les seules élections présidentielles, trois contrôles spécifiques sont prévus : celui des commissions administratives compétentes pour la tenue des listes électorales, celui de l’autorité judiciaire, principalement saisie par les électeurs empêchés de voter à leur arrivée dans le bureau de vote et celui du bureau de vote électronique, lorsqu’il est possible de voter par internet. Le rôle de ce bureau composé d'un membre du Conseil d'État, de hauts fonctionnaires des ministères des affaires étrangères et de l'intérieur, d'un représentant de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information et de plusieurs membres de l'Assemblée des Français de l'étranger, est de garantir la sincérité des opérations de vote réalisées par internet.
La Cour relève que les capacités effectives de contrôle du bureau de vote électronique sont limitées dans la mesure où la plupart des données qu’il doit examiner comporte une forte dimension technique.6
L’absence de publication d’un rapport par ce bureau sur le déroulement du scrutin ne lui a pas permis de faire part des dysfonctionnements du vote électronique relevés en 2014. Une telle publication devrait être prévue7.
Au terme de son contrôle, la Cour formule les recommandations suivantes :
Recommandation n° 1 : améliorer la fiabilité des listes électorales en mettant fin effectivement à la double inscription et en simplifiant les radiations ;
Recommandation n° 2 : dématérialiser l’envoi de la propagande pour les élections à l’étranger ;
Recommandation n° 3 : supprimer le vote par correspondance pour les élections législatives ;
Recommandation n° 4 : après chaque scrutin pour lequel il est possible de voter par internet, prévoir la publication d’un rapport par le bureau de vote électronique sur la régularité et la conformité du vote.
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Je vous serais obligé de me faire connaître, dans le délai de deux mois prévu à l’article L. 143-5 du code des juridictions financières, la réponse que vous aurez donnée à la présente communication8.
Je vous rappelle qu’en application des dispositions du même code :
deux mois après son envoi, le présent référé sera transmis aux commissions des finances et, dans leur domaine de compétence, aux autres commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Il sera accompagné de votre réponse si elle est parvenue à la Cour dans ce délai. À défaut, votre réponse leur sera transmise dès sa réception par la Cour (article L. 143-5) ;
dans le respect des secrets protégés par la loi, la Cour pourra mettre en ligne sur son site internet le présent référé, accompagné de votre réponse (article L. 143-1) ;
l’article L. 143-10-1 prévoit que, en tant que destinataire du présent référé, vous fournissiez à la Cour un compte rendu des suites données à ses observations, en vue de leur présentation dans son rapport public annuel. Ce compte rendu doit être adressé à la Cour selon les modalités de la procédure de suivi annuel coordonné convenue entre elle et votre administration.
Didier Migaud