Le
Le Premier président
à | Madame Najat Vallaud-Belkacem | Ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche | Monsieur Thierry Mandon | Secrétaire d’État chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche | ||||
Réf. : S2016-3967 | Objet : les instituts d’études politiques en région |
En application des dispositions de l’article L. 111-3 du code des juridictions financières, la Cour a contrôlé les comptes et la gestion des instituts d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence, Bordeaux et Grenoble, pour les exercices 2011 à 2014. Elle a, en outre, procédé à une enquête auprès des autres instituts d’études politiques en région, pour les exercices 2011 à 2015, et à une instruction concernant les implantations régionales de l’institut d’études politiques de Paris.
À l’issue de ces travaux, la Cour m’a demandé, en application des dispositions de l’article R. 143-1 du même code, d’appeler votre attention sur les observations suivantes.
Créés à l’origine sous la forme d’instituts universitaires1, les instituts d’études politiques en région disposent, depuis 1989, d’un régime à option, leur permettant d’être soit des instituts internes d’université, soit des établissements publics administratifs (EPA) dotés de la personnalité morale et rattachés à une université2. Actuellement, parmi les neuf IEP en région, la répartition est la suivante :
sept instituts sont des EPA autonomes : Aix-en-Provence, Bordeaux, Grenoble, Lille, Lyon, Rennes, Toulouse ;
deux instituts sont internes à l’université : l’IEP de Saint-Germain-en-Laye, composante de l’université de Cergy-Pontoise, et celui de Strasbourg, composante de l’université du même nom.
Ces établissements comptent un peu moins de 11 000 étudiants (2015-2016) et leurs ressources humaines cumulées représentent près de 800 équivalents temps-plein (enseignants-chercheurs et personnel administratif).
Leur budget cumulé s’élève à 78 M€, dont 70 M€ pour les IEP à statut d’EPA (2015). Toutefois, ceux-ci n’ayant pas accédé au régime de responsabilités et compétences élargies (RCE) issu de la loi n° 2007-1199 du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités, le budget qu’ils votent et gèrent en propre se limite à 31 M€.
Contrairement aux évolutions encouragées dans les universités et les autres établissements d’enseignement supérieur, y compris de petite taille3, les IEP-EPA se retrouvent ainsi placés dans une situation paradoxale, conduisant l’État à gérer leur masse salariale et à consacrer à cette tâche, au sein de l’administration centrale, des moyens humains qui pourraient être redéployés.
La Cour a contrôlé de manière approfondie trois des sept IEP ayant un statut d’EPA : AixenProvence, Bordeaux et Grenoble. Elle considère que sur leur périmètre de gestion, pourtant réduit, ces établissements n’ont pas atteint le niveau de qualité qui est désormais, globalement, celui des universités en situation d’autonomie4.
Pour l’IEP de Grenoble, compte tenu de l’importance et de la récurrence des désordres comptables et financiers constatés, la Cour n’a pas pu procéder à l’analyse financière des comptes. Cet IEP a connu successivement cinq exercices déficitaires. Sa situation financière s’est tellement dégradée, au cours de la période examinée, que le paiement des fournisseurs a connu de nombreux et importants retards.
Dans cet institut, comme dans celui d’Aix-en-Provence, le processus d’encaissement des droits d’inscription a connu de graves dysfonctionnements. Le rapprochement entre les sommes encaissées dans les régies et les inscriptions enregistrées dans les systèmes d’information n’a pas été effectué. Des anomalies ont été constatées concernant les conditions de mise en place et de fonctionnement de ces mêmes régies.
La qualité comptable de ces deux établissements est médiocre : opérations d’inventaire physique et comptable inachevées, comptabilisation des passifs sociaux incomplète, procédure de rattachement des produits et charges à l’exercice non appliquée. La qualité de l’information financière y est insuffisante (annexes manquantes au compte financier, transmission tardive des documents au conseil d’administration, etc.). Au demeurant leurs comptes ne sont pas soumis à certification.
Les IEP d’Aix-en-Provence, Bordeaux et Grenoble ont tous méconnu les grands principes de la commande publique, en réalisant une part significative de leurs achats sans recourir à une procédure de mise en concurrence adaptée au seuil des achats réalisés.
Enfin, la gestion de leurs locaux est peu efficiente, comme l’atteste le coût exorbitant de la fonction d’entretien et de nettoyage constaté à Grenoble et à Bordeaux. Alors qu’ils sont tous engagés dans des travaux immobiliers importants, ils ne disposent que d’une évaluation partielle du coût de fonctionnement futur de leurs locaux.
Malgré l’existence de conventions de paie à façon, conduisant les services locaux de la direction générale des finances publiques (DGFiP) à réaliser la paie pour le compte des établissements, le processus de paie n’est pas fiabilisé, en l’absence de contrôle interne.
En s’assimilant aux universités, qui appartiennent à une catégorie juridique d’établissements publics différente, les IEP-EPA ont versé à leur personnel administratif une part significative de leurs primes sur le fondement de textes qui ne leur étaient pas applicables5. Diverses autres anomalies ont été relevées en matière indemnitaire : versement de la prime de participation aux opérations de recherche scientifique sans disposer d’une comptabilité analytique, attribution de primes à des personnels non visés par les textes (indemnité de formation continue, prime de responsabilités pédagogiques), cumuls de primes non autorisés (prime d’administration, prime de charges administratives et prime de responsabilités pédagogiques), cumuls de décharges statutaires et de primes, dépassement des plafonds réglementaires (primes pour responsabilités pédagogiques, vacations).
L’application du référentiel national d’équivalences horaires souffre de nombreuses anomalies : cumul avec des régimes de primes, dépassement du plafond des obligations de service, extension irrégulière à certains personnels, application de coefficients multiplicateurs pour le décompte des heures d’enseignement.
Les processus de recrutement sont souvent mal maîtrisés, qu’ils concernent le personnel contractuel (recrutement sur des postes d’agents titulaires à Aix-en-Provence) ou de chargés d’enseignement vacataires (absence de vérification préalable des conditions de recrutement, absence de contrat, à Grenoble et Aix-en-Provence).
Au-delà des difficultés rencontrées dans la gestion des établissements, d’importantes dérives ont été constatées :
signature de conventions d’enseignement avec des organismes privés et parapublics, à Aix-en-Provence, dans des conditions irrégulières ;
instauration de droits d’inscription complémentaires indus pour la préparation aux diplômes nationaux de master, à Grenoble ;
absence de saisine du conseil d’administration sur des questions relevant de sa seule compétence (Aix-en-Provence), absence de délégations de signature et de mise à jour du règlement intérieur (Grenoble).
Ces manquements n’ont pas suscité de réaction des autorités de tutelle, qu’il s’agisse du rectorat ou du contrôle financier. Ainsi, les défaillances du conseil d’administration à l’IEP Aixen-Provence ont favorisé la mise en place d’un pilotage personnalisé de l’établissement, conduisant à la crise de gouvernance de 2014. À l’IEP de Grenoble, les importants déficits successifs n’ont appelé aucune observation ou réponse de l’État, si ce n’est celle consistant, pour le ministère de tutelle, à accorder des financements exceptionnels, sans contreparties, à cet établissement.
Au-delà des IEP ayant fait l’objet d’un contrôle spécifique, l’enquête de la Cour fait apparaître des anomalies concernant l’ensemble des instituts à statut d’EPA.
Aucun IEP à statut d’EPA n’a respecté, jusqu’en 2013, les dispositions réglementaires imposant de soumettre au président de l’université de rattachement les conventions conclues avec des organismes publics ou privés, français ou étrangers (article 5 du décret n° 89-902 du 18 décembre 1989 relatif aux instituts d’études politiques dotés d’un statut d’établissement public administratif rattachés à une université). Les comptes révèlent des différences de comptabilisation des droits d’inscription (produits constatés d’avance) ou des amortissements. Des anomalies en matière de gestion des ressources humaines ont été relevées à plusieurs reprises : primes, référentiel d’équivalences horaires, valorisation des heures d’enseignement, durée annuelle du travail des personnels BIATSS (bibliothèques, ingénieurs, administratifs, techniciens, de service et de santé) largement inférieure à 1 607 heures.
Enfin, les IEP sont confrontés à des difficultés de recrutement et de mobilité interne de leurs personnels qui résultent notamment de leur taille réduite. S’il n’existe aucune norme ou référentiel permettant de définir quelle doit être la dimension des services administratifs, la Cour observe que les anomalies relevées sont directement liées à la dimension et à la professionnalisation insuffisantes des services support. Compte tenu de la taille modeste des IEP et de l’absence de mutualisation des moyens avec les universités de rattachement, ces services sont soit inexistants (service juridique, services de marchés publics), soit faiblement dimensionnés et professionnalisés (finances, ressources humaines, immobilier, systèmes d’information). Les importants projets de développement des IEP apparaissent dès lors en décalage avec la qualité de gestion de ces établissements, qui s’exposent à d’importants risques juridiques et financiers.
Cette situation de gestion est d’autant plus regrettable que l’essentiel de l’augmentation, entre 2011 et 2015, du résultat d’exploitation agrégé des IEP en région est imputable à la forte hausse des droits d’inscription, dont le rendement s’est accru de plus de 68 %6.
Le statut des IEP-EPA, issu des décrets de 1989, n’a fait l’objet d’aucune actualisation et paraît dépassé au vu des évolutions que connaît depuis dix ans l’enseignement supérieur, s’agissant notamment des instances de gouvernance. La notion de rattachement aux universités, centrale dans les textes de 1989, a été vidée de sa substance dans la pratique, avant d’être supprimée par la loi n° 2013-660 du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche. De plus, plusieurs conflits sont apparus entre les IEP et leurs universités de rattachement, sur fond de rivalités historiques avec les facultés de droit. Revendiquant le statut de grande école et une place égale à celle des universités, les IEP en région ont développé des projets d’envergure (augmentation des effectifs, accroissement des locaux, multiplication des partenariats) en privilégiant les coopérations de sites compatibles avec leur souhait d’autonomie. Aucun ne s’est associé aux projets de fusion d’établissements, lorsqu’ils existaient.
Enfin, la coordination nationale des IEP fait aujourd’hui défaut. Si sept d’entre eux se sont regroupés dans un réseau structuré autour de l’organisation d’un concours d’entrée unique, les IEP de Bordeaux et Grenoble ne s’y sont pas joints et les mutualisations restent limitées entre les différents instituts, qui demeurent concurrents. La création des antennes régionales de l’IEP de Paris au cours des années 2000 (à Dijon, au Havre, à Menton, Poitiers et Reims) a démontré l’absence de coordination avec la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP).
Le développement des IEP en région paraît désormais se fonder en priorité sur leur coopération avec les acteurs locaux.
Cependant, comme l’a indiqué le ministère en réponse à la Cour, considérant les faiblesses de ces établissements en matière de gestion, une telle perspective est à écarter, dans l’intérêt des IEP, dont les services resteraient en tout état de cause faiblement dimensionnés, et dans l’intérêt des finances publiques, dès lors que des ressources administratives importantes existent et sont opérationnelles au sein des sites universitaires.
Ainsi, des mutualisations avec les universités devraient être prioritairement recherchées. Toutefois, la distance, voire la compétition, entretenue entre les IEP en région et les universités de rattachement, désormais associés, ne permet pas d’envisager en l’état leur développement au niveau souhaitable.
En conséquence, compte tenu de ces situations, la Cour recommande l’intégration des IEP-EPA dans les universités les plaçant de fait sous le régime de RCE appliqué à ces dernières.
L’intégration des IEP-EPA au sein des universités, sous le statut d’institut ou d’école au sens de l’article L. 713-9 du code de l’éducation, permettrait de mettre en place une gestion intégrée de l’ensemble de leurs fonctions support et de leur appliquer le régime de RCE (en premier lieu, la gestion des moyens et la certification des comptes).
Une telle intégration conduirait, en outre, à rationaliser la carte des formations en sciences politiques et administratives au sein de chaque site universitaire, comme cela a été fait à Strasbourg où l’IEP pilote désormais l’ensemble des seconds cycles universitaires relevant de ces champs disciplinaires.
La sélection à l’entrée, l’application de droits d’inscription spécifiques, le modèle d’enseignement pluridisciplinaire, l’internationalisation et la professionnalisation de la formation fondent la spécificité des IEP, davantage que la forme juridique sous laquelle ils sont constitués. Du point de vue des usagers, il est en effet indifférent qu’un institut soit intégré ou associé à une université7.
Aussi, sous réserve de préserver ces spécificités - ce que permet le statut d’institut ou d’école interne défini à l’article L. 713-9 du code de l’éducation - l’intégration des IEP-EPA ne remettrait en cause ni l’existence, ni l’image de ces instituts. Elle s’inscrirait au contraire dans une logique d’intérêt général profitable à l’ensemble des parties :
aux étudiants qui bénéficieraient d’une offre de formation en sciences politiques et administratives harmonisée au sein des différents sites universitaires ;
aux instituts, qui bénéficieraient des améliorations de gestion consécutives aux RCE et des services offerts par de grandes universités (accords internationaux, laboratoires de recherche, etc.) ;
aux universités qui se verraient adjoindre des établissements dynamiques et créatifs, dotés d’un régime spécifique (droits d’inscription et sélection) et d’une marque reconnue ;
au ministère qui pourrait poursuivre le passage au régime de RCE et redéployer des moyens humains affectés au suivi des IEP-EPA au niveau central.
La Cour formule la recommandation suivante :
Engager un processus d’intégration des sept IEP-EPA dans les universités, sous le statut d’institut ou d’école au sens de l’article L. 713-9 du code de l’éducation.
-=o0o=-
Je vous serais obligé de me faire connaître, dans le délai de deux mois prévu à l’article L. 143-5 du code des juridictions financières, la réponse que vous aurez donnée à la présente communication8.
Je vous rappelle qu’en application des dispositions du même code :
deux mois après son envoi, le présent référé sera transmis aux commissions des finances et, dans leur domaine de compétence, aux autres commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Il sera accompagné de votre réponse si elle est parvenue à la Cour dans ce délai. À défaut, votre réponse leur sera transmise dès sa réception par la Cour (article L. 143-5) ;
dans le respect des secrets protégés par la loi, la Cour pourra mettre en ligne sur son site internet le présent référé, accompagné de votre réponse (article L. 143-1) ;
l’article L. 143-10-1 prévoit que, en tant que destinataire du présent référé, vous fournissiez à la Cour un compte rendu des suites données à ses observations, en vue de leur présentation dans son rapport public annuel. Ce compte rendu doit être adressé à la Cour selon les modalités de la procédure de suivi annuel coordonné convenue entre elle et votre administration.
Didier Migaud