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Le Premier président

àMonsieur Manuel VallsPremier ministre
Réf. : S 2016-1842Objet : l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF)

En application des dispositions de l’article L. 111-3 du code des juridictions financières, la Cour a examiné les comptes et la gestion de l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF), pour les exercices 2009 à 2015.

À l’issue de son contrôle, la Cour, en application des dispositions de l’article R. 143-1 du même code, souhaite appeler votre attention sur les observations suivantes.

L’AFITF, un opérateur de l’État sans feuille de route ni marge de manœuvre

Le financement des infrastructures de transport est actuellement assuré par l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF), établissement public administratif créé par le décret n° 2004-1317 du 26 novembre 2004, chargé d’apporter la part de l’État dans ce financement.

L’AFITF constitue le dernier avatar des différents supports que l’État a successivement créés depuis l’après-guerre pour tenter de garantir l’allocation pluriannuelle des ressources nécessaires à ces investissements, dont la réalisation s’étale par nécessité sur de longues périodes, en les protégeant des aléas des arbitrages budgétaires annuels.

Ce dispositif pouvait paraître légitime avant l’entrée en vigueur de la loi organique relative aux lois de finances le 1er janvier 2006 ; il l’est moins désormais.

La Cour constate que l’outil créé n’a en fait permis d’atteindre que le second des objectifs précités, c’est-à-dire une débudgétisation massive. En revanche, il n’a pas garanti l’objectif premier : un pilotage pluriannuel des investissements de transport dans le cadre d’une trajectoire financière maîtrisée ainsi qu’une orientation des financements de l’État vers les projets les plus créateurs de valeur pour la société.

L’AFITF est un opérateur de l’État dont le rôle est limité à celui de caisse de financement, gérée de facto par la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) au ministère chargé des transports. Elle est, sur le plan administratif, une quasicoquille vide : employant quatre personnes installées dans les locaux du ministère chargé des transports, elle est complètement dépendante de la DGITM dans l’instruction des dossiers et l’organisation de son travail. La Cour constate l’absence de marge de manœuvre réelle laissée à son conseil d’administration.

Certes, formellement, le président de l’AFITF fixe l’ordre du jour des réunions du conseil d’administration et conclut les conventions de financement avec les organismes bénéficiaires ; mais, en pratique, c’est la DGITM qui établit la liste des projets à financer par l’AFITF, qui fixe le montant du concours apporté par l’agence, qui prépare la convention et qui constate le service fait avant paiement.

Si le conseil d’administration, composé à parité de représentants de l’État et d’un collège d’élus auxquels s’ajoute une personnalité qualifiée, est le lieu de débats riches, où les représentants de l’État ne sont pas toujours ménagés, force est de constater que cette instance ne fait in fine qu’entériner des décisions arbitrées en « pré-CA » ou entre cabinets ministériels : à ce jour, aucun administrateur n’a émis un vote négatif sur une seule des quelque 600 conventions proposées à l’approbation du conseil au cours des dix dernières années.

Dans son rôle limité de caisse de financement, l’AFITF n’est qu’un organe d’exécution agissant comme un opérateur financier transparent et n’ayant dans les faits aucune autonomie décisionnelle. Elle ne fait l’objet d’aucun cadrage stratégique de la part de ses tutelles technique et budgétaire, celles-ci refusant à l’AFITF toute liberté pour se prononcer sur la pertinence des projets financés par l’établissement.

Ainsi, en contradiction avec les principes de la circulaire du Premier ministre du 26 mars 2010 sur le pilotage stratégique des opérateurs de l’État, le président de l’AFITF n’est destinataire d’aucune lettre de mission, ni contrat de performances ou d’objectifs. Ceux-ci auraient pourtant l’avantage, mais aussi sans doute l’inconvénient pour les tutelles technique et budgétaire qui y verraient une altération de leurs marges décisionnelles, de fixer à l’établissement une trajectoire financière de référence pour encadrer ses engagements.

Un instrument de débudgétisation massive contournant les règles de droit budgétaire

L’AFITF est un moyen de s’affranchir des principes du droit budgétaire.

Les engagements financiers pris par l’AFITF ne font l’objet d’aucun plafonnement résultant de la loi de finances et sont autorisés ex nihilo par le conseil d’administration de l’établissement. Ces créations d’autorisations d’engagement ne prennent pas en compte les conséquences en termes de besoins futurs de paiements au regard de la norme d’évolution des dépenses de l’État. Ce débat est reporté aux arbitrages annuels sur le projet de loi de finances selon une logique contradictoire avec la notion d’autorisations d’engagement, éloignée de l’approche pluriannuelle revendiquée par l’AFITF. Il en résulte une régulation par les crédits de paiement annuels conduisant à une déconnexion entre les engagements pris et les moyens réels de l’AFITF, alimentant le volume de restes à payer et les dettes de l’établissement.

Près des deux tiers des recettes de l’AFITF, constituées en totalité de ressources fiscales et non fiscales que l’État lui affecte, sont reversées à l’État par voie de fonds de concours et viennent abonder les lignes budgétaires du ministère chargé des transports. Ce recours massif aux fonds de concours permet à la DGITM de disposer d’une ressource financière abondante en gestion, non directement soumise à l’autorisation parlementaire de la loi de finances. En outre, ce système permet de s’affranchir des règles de plafonnement des reports de crédits d’une année sur l’autre.

Les relations financières ainsi organisées entre l’État et l’AFITF contournent le principe budgétaire d’unité du budget de l’État et la règle de non-affectation des recettes aux dépenses.

Au surplus, ces atteintes aux principes budgétaires n’ont pas pour autant permis de définir une stratégie interministérielle de financement soutenable et à long terme des infrastructures de transport.

La Cour constate que, à rebours de ce qui devrait constituer la raison même d’existence de l’AFITF, le financement pluriannuel des infrastructures de transport ne fait jusqu’à présent l’objet d’aucune programmation fournissant, même de manière indicative, une vision prospective des engagements au regard des ressources.

Une accumulation incontrôlée de besoins de paiement, dont le financement n’est pas assuré à moyen terme

Ce phénomène a été favorisé par le fait que l’AFITF a compté, jusqu’en 2014, sur la perspective d’une solvabilisation générale de ses engagements par la mise en place de l’écotaxe poids lourds, à laquelle il a été renoncé.

L’accumulation de restes à payer fait peser de sérieux doutes sur la capacité de l’AFITF à faire face à ses engagements. Au 31 décembre 2015, le montant des restes à payer était de 11,86 Md€. Celui des dettes était de 746 M€ selon le ministère chargé des transports, essentiellement envers SNCF Réseau (ex Réseau ferré de France). Cet établissement public constitue la principale variable d’ajustement budgétaire de l’AFITF, présentant l’avantage de se situer, en comptabilité nationale, en dehors de la sphère des administrations publiques.

À l’horizon de la loi de programmation des finances publiques 2014-2019, qui retient une cible annuelle de dépense de 1,9 Md€, les engagements déjà pris par l’État et l’AFITF appelleront des financements supplémentaires.

En ne retenant que les paiements correspondant aux engagements budgétaires déjà pris, ainsi que les paiements liés aux contrats de plan 2015-2020, la trajectoire de dépenses de l’AFITF conduirait à une insuffisance cumulée de financement de 0,6 Md€ à l’horizon 2019. En y ajoutant les paiements correspondants à des engagements nouveaux en matière d’infrastructures routières, ferroviaires, fluviales, portuaires et de transports collectifs, l’insuffisance de financement atteindrait 1,6 Md€ à ce même horizon.

Mais la trajectoire de l’AFITF serait encore moins soutenable en cas de mise en œuvre des grands projets nouveaux que sont le tunnel ferroviaire Lyon-Turin et le canal Seine-Nord. Ces deux projets, dont l’intérêt et le financement d’ensemble ne peuvent se déduire de la seule hypothèse de cofinancement européen, paraissent largement hors de portée budgétaire de l’agence, non seulement jusqu’en 2019, mais également au-delà.

Le graphique ci-dessous compare les dépenses de l’AFITF de 2016 à 2019 au plafond fixé par la loi de programmation des finances publiques 2014-2019 et à la trajectoire de recettes qui en découle, selon les trois options précédemment évoquées.

Hypothèses de solde cumulé de l’AFITF (en crédits de paiement) en fonction de la trajectoire d’engagement jusqu’en 2019

Source : Cour des comptes.

Note de lecture : Courbe bleue : gel de tout nouvel engagement, hors CPER. Courbe rouge : financement des engagements nouveaux certains pris par l’État. Courbe verte : financement de ces engagements de l’État en y ajoutant les projets Lyon-Turin et canal Seine-Nord.

Il en résulte que si l’État décide d’aller plus avant dans l’engagement et le financement des grands projets précités, il devra dégager, entre 2017 et 2019, entre 1,6 Md€ et 4,7 Md€ en plus des ressources cadrées par la loi n° 2014-1653 du 29 décembre 2014 de programmation des finances publiques (LPFP) pour les années 2014 à 2019 pour couvrir les dépenses liées aux engagements de l’AFITF.

La Cour souligne le caractère très préoccupant de cette perspective pour l’équilibre futur des finances publiques.

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Des constats identiques avaient déjà amené la Cour à recommander, dans une insertion à son rapport public annuel de 2009, la suppression de l’AFITF, la réintégration de ses activités au sein de la DGITM et la préparation par celle-ci, en liaison avec la direction du budget, d’une programmation pluriannuelle des infrastructures de transport.

À l’issue du présent contrôle, la Cour constate de nouveau l’absence de plus-value apportée par cet opérateur de l’État. Elle insiste, indépendamment de la question du devenir de l’AFITF, sur la nécessité d’une maîtrise de la trajectoire de financement dont elle a la responsabilité.

Dans ces conditions, la Cour estime qu’il convient :

Orientation n° 1 : de définir des priorités de projets à venir, notamment au regard de leur rentabilité socio-économique, et de réduire considérablement les engagements nouveaux ;

Orientation n° 2 : pour le conseil d’administration de l’AFITF, d’assurer pleinement ses responsabilités en hiérarchisant les projets, et en garantissant leur conformité à une trajectoire financière explicite.

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Je vous serais obligé de me faire connaître, dans le délai de deux mois prévu à l’article L. 143-5 du code des juridictions financières, la réponse que vous aurez donnée à la présente communication2.

Je vous rappelle qu’en application des dispositions du même code :

deux mois après son envoi, le présent référé sera transmis aux commissions des finances et, dans leur domaine de compétence, aux autres commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Il sera accompagné de votre réponse si elle est parvenue à la Cour dans ce délai. À défaut, votre réponse leur sera transmise dès sa réception par la Cour (article L. 143-5) ;

dans le respect des secrets protégés par la loi, la Cour pourra mettre en ligne sur son site internet le présent référé, accompagné de votre réponse (article L. 143-1) ;

l’article L. 143-10-1 prévoit que, en tant que destinataire du présent référé, vous fournissiez à la Cour un compte rendu des suites données à ses observations, en vue de leur présentation dans son rapport public annuel. Ce compte rendu doit être adressé à la Cour selon les modalités de la procédure de suivi annuel coordonné convenue entre elle et votre administration.

Didier Migaud